Décalages. Des hommes pour le peuple

Par Souleïman Bencheikh

Ce qu’on demande aux représentants du peuple, ce n’est pas de ressembler à leurs électeurs mais d’incarner leurs espoirs.

La récente altercation au parlement impliquant un ministre et plusieurs députés contribue, une fois de plus, à discréditer la classe politique. La session hebdomadaire des questions orales qui se tenait mardi 20 mai a en effet été marquée par de violents échanges verbaux entre le député de l’UC, Yassine Erradi, d’une part, et le ministre Mohamed El Ouafa, épaulé par le député du PJD, Abdelaziz Aftati, d’autre part. Le jeune élu de l’UC a interpelé le ministre délégué aux Affaires générales sur le coût de la vie. Plus précisément, après s’être livré à une longue énumération des denrées dont le prix a augmenté, Erradi a dit s’adresser au citoyen et non au ministre, et lui a demandé de se mettre dans la peau d’un smigard qui plafonne à 2300 DH par mois. « Peut-on vivre décemment avec 2300 DH ? », a-t-il interrogé. Ce qui n’a pas manqué de faire sortir de ses gonds le tonitruant Aftati, qui s’en est virulemment pris à « cette caste de nantis qui a volé l’argent des Marocains ».

Heureusement, le téléspectateur lambda n’a eu qu’un petit aperçu du spectacle qui s’est joué ce jour-là dans l’hémicycle. Les caméras de télévision sont restées étonnamment fixées sur le président de la séance qui a tenté, vaille que vaille, de maintenir un semblant d’ordre, avant de lever la séance. Nous avons donc échappé à l’humiliation de voir une bataille de députés marocains faire le tour des journaux télévisés du monde entier. L’honneur est sauf, mais il reste cet arrière-goût nauséabond laissé par le mauvais casting auquel nous avons assisté : pas un pour rattraper l’autre. Un jeune député flamboyant dans son costume blanc, les mains solidement appuyées sur son pupitre, les yeux rivés sur sa feuille et le crâne déjà luisant présenté face caméra. Voilà pour l’image. Le son n’était pas de meilleure qualité : des généralités, un verbiage faussement rhétorique et, au final, des attaques sur la décompensation auxquelles ne peut croire l’élu d’un parti libéral comme l’UC ; dans l’autre camp, vêtu de noir, le ton véhément et le doigt accusateur, Aftati a dénié à son opposant et « à ceux qui possèdent des milliers d’hectares » le droit de parler ; El Ouafa a abondé dans le même sens, engageant son contradicteur à distribuer un peu de sa « baraka » autour de lui.

Que retenir de cette joute oratoire, hormis son niveau affligeant ? Tout simplement que le peuple est pris en otage par une foultitude de prétendants qui entendent parler en son nom. Pour légitimer leur discours, ils excipent de leurs origines populaires, de leur parler-vrai, de leur respect des conventions sociales et religieuses. Ils se réclament du peuple pour mieux parler à sa place et, surtout, pour mieux rejeter à la marge ceux qui échappent à leur orthodoxie. Dans ces esprits qui ont assimilé un peu vite les préceptes de la démocratie, le peuple a toujours raison. Ils oublient que la démocratie, dans son essence, ou du moins telle qu’elle a essaimé à partir du siècle des Lumières, est un concept qui associe étroitement les élites et le peuple : des élites intellectuelles qui éveillent les consciences politiques, des élites économiques qui forcent la voie du libéralisme, des élites en mouvement et non plus sclérosées.

En fait, la démocratie, telle qu’elle a été réinventée par l’Europe et telle qu’elle est appliquée dans la quasi-totalité des Etats démocratiques du monde, ne signifie pas que le pouvoir appartient directement au peuple, mais à ses représentants. Ce qu’on demande à ces représentants qui, de facto, constituent souvent une forme d’élite, ce n’est pas tant de ressembler à leurs électeurs que d’incarner leurs espoirs. Etre non pas des hommes du peuple, mais pour le peuple. Tout le reste n’est que populisme.