Massifier l’éducation primaire est à la portée du Maroc, il l’a refusé pour ne pas massifier la conscience sociale et la politisation
« L’école sert souvent de bouc émissaire dans un pays qui essuie des échecs. Le Spoutnik a été à l’origine des grandes réformes scolaires américaines postérieures à 1957. En France, la génération de 1870 apporte plus de remaniements au système scolaire qu’à toute autre institution. » L’historien américain Robert Paxton, parlant de la France de Vichy qui accusait l’école républicaine de la responsabilité de la défaite, souligne un élément récurrent dans la vie des sociétés contemporaines. Les grands retournements malheureux sont souvent associés ou ramenés au système scolaire. Ce dernier présente l’avantage d’être identifiable, avec ses acteurs et ses institutions : le bouc émissaire idéal. Le Maroc n’a cessé depuis des décennies d’empiler les projets de réformes éducatives, souvent enterrés. La presse, les politiques et les acteurs associatifs reprennent comme une litanie rassurante un « j’accuse l’école marocaine » auquel nous sommes désormais tous habitués. Litanie rassurante parce qu’elle offre à notre désarroi collectif une explication commode : le Maroc est analphabète et sous-développé parce que l’école… Il suffirait, pour que le Maroc devienne sur-alphabétisé et hyper-développé, de changer l’école.
A la différence de ce qu’on pourrait penser, passer d’une société majoritairement analphabète à une société alphabétisée ne prend pas beaucoup de temps et de moyens. Le Maroc indépendant entre 1956 et 1961 a plus fait en la matière que durant tout le règne de Hassan II. L’affaire, bien entendu, est purement politique. La vraie question est la suivante : pourquoi les dirigeants marocains n’ont pas voulu, volontairement, sciemment, alphabétiser le Maroc ? Pourquoi le peu de ce qui fonctionnait a été dégradé lors de l’arabisation des années 1980 ?
Le manque de moyens financiers et la massification suite à l’explosion démographique expliquent peu de choses. Massifier l’éducation primaire est à la portée d’un pays comme le Maroc. Il l’a refusé pour des raisons implicites. Alphabétiser les masses c’était déclencher un engrenage : conscience sociale, politisation et syndicalisation massifiées, exode rural accéléré… Cet engrenage n’a rien à voir avec la démocratisation. Des pays comme Cuba, la Syrie, l’Irak ou la Corée du Nord l’ont accepté, accueilli avec joie même. Car ils avaient la machine qui, au sortir de l’école, absorbait cette population : le parti unique et ses tentacules syndicaux, associatifs et professionnels. L’alphabétisation de masse a été canalisée par le parti de masse. Au Maroc, la monarchie a préféré, en l’absence d’un pareil outil – l’Istiqlal et l’UNFP tôt marginalisés – maintenir une masse d’analphabètes éparpillés dans des poches féodales, avec leur culture propre, faite de réseaux clientélistes, d’allégeances tribales ou confrériques, d’oppositions entre voisins…
L’école au Maroc a prouvé sa capacité à former des élites brillantes. Nos lycées publics envoient chaque année des candidats aux grandes écoles du monde entier, nos universités maintiennent, tant bien que mal, des départements d’excellence selon les normes africaines ou arabes. C’est la volonté politique d’alphabétiser qui a manqué, pas l’école. Et aujourd’hui que l’ère du parti-Etat et du contrôle des masses est derrière nous, on peut s’interroger : les pays qui ont dépassé la barrière des 50% d’alphabétisés dans les années 1960 avaient des partis uniques pour absorber le choc. Mais le Maroc, qui actuellement dépasse à peine ce seuil fatidique, de quels outils politiques dispose-t-il pour gérer cette transition ?