Pas sûr que l’extension du domaine de la violence légitime de l’Etat soit le meilleur remède à l’insécurité
Il est parfois nécessaire de rappeler des évidences qui peuvent bien vite s’oublier. En ces temps cyniques et désenchantés – l’Ukraine qui se désagrège, l’Europe en crise, le monde arabe toujours enfermé dans l’illusion autoritaire, l’Afrique continent de misère et d’opportunités –, nous pourrions en effet céder à de dangereuses sirènes. Dans un monde en pleine recomposition et dans un pays où s’accumulent faits divers morbides et rumeurs inquiétantes, la tentation est grande de s’en remettre au découragement individualiste ou au tout sécuritaire. Il ne se passe pas de semaine sans qu’un accident, un crime ou des violences ne soient rapportés dans les médias avec, le plus souvent, force détails sordides. Face à ce sentiment croissant d’insécurité, certains dénoncent même ouvertement le laxisme consécutif à la « politique des droits de l’homme ». Ils ajoutent souvent : du temps de Hassan II, ça ne se serait pas passé comme ça ! Simple nostalgie d’une époque révolue ? Expression d’un réel besoin de sécurité ?
Après les émeutes, les braquages, le Tcharmil et les accidents de la route, c’est la violence en milieu universitaire qui occupe le devant de la scène. Plus précisément, c’est le meurtre d’un étudiant, le 24 avril dernier à Fès, qui a mis le feu aux poudres. Abderrahim Hasnaoui, 21 ans et militant d’une organisation affiliée au PJD, a été poignardé lors d’un assaut à l’arme blanche mené par des étudiants appartenant à des groupuscules de la gauche radicale. L’affaire a suscité une grande émotion à Fès, mais aussi à l’échelle nationale. Abdelilah Benkirane et plusieurs ministres ont assisté aux obsèques du jeune homme. Depuis, le ministre de l’Intérieur a annoncé que les forces de l’ordre seront désormais intraitables et « sans complaisance, face aux violences au sein des universités ». Comme à chaque fois, une réponse sécuritaire a été apportée à un problème d’insécurité. Une émeute se gère par de la castagne ; un braquage par des barrages policiers ; le Tcharmil par des arrestations ; les accidents de la route par des contrôles routiers avec alcootests, etc. Mais est-ce vraiment aussi simple ?
Le mal est bien plus profond. Le sentiment d’insécurité est en effet indissociable de la notion de violence. Une violence désormais visible et non plus cachée dans le sous-sol d’un commissariat ou l’obscurité d’une ruelle, une violence qui prend de multiples visages. Elle est sociale avec l’accroissement sensible des inégalités ; elle est verbale avec la démultiplication des discours virulents ou insultants, notamment sur le Net ; elle est idéologique avec l’affrontement sans compromis de plusieurs modèles de société. Nous sommes en fait cernés par la violence, nous en sommes souvent à la fois les acteurs inconscients et les victimes malgré nous. La violence de nos mœurs politiques semble ainsi proportionnelle à nos peurs et à nos aspirations déçues. Des chefs de partis qui s’invectivent comme des chiffonniers, des blogueurs qui, cachés derrière l’anonymat, s’érigent en parangons de vertu et distribuent les fatwas, des frimeurs pour qui l’exercice de la violence est la seule marque de supériorité, des étudiants militants qui débattent à coups de couteaux… Dans une société où le modèle dominant est celui de la loi du plus fort, pas sûr, pour reprendre une expression du sociologue Max Weber, que l’extension du domaine de la « violence légitime » de l’Etat soit le meilleur remède à notre sentiment d’insécurité. Ajouter de la violence à la violence n’a jamais pacifié les mœurs. Mais quand elle se drape dans les oripeaux de la légitimité, elle nous conforte dans l’illusion d’une sécurité précaire, alors même que nous demeurons incapables de troquer la violence de nos mœurs politiques contre une vraie culture du débat.