Décalages. Le printemps 
des dictateurs

Par Souleïman Bencheikh

En Egypte, en Syrie ou en Algérie, les présidentielles de 2014 marquent la victoire de l’ordre ancien

« Il ne peut y avoir de révolution que là où il y a conscience », disait Jean Jaurès. Dans la bouche de ce socialiste convaincu, assassiné à la veille de la Première guerre mondiale, la notion de révolution est évidemment positive. Elle est le signe de l’émancipation des peuples du joug de la monarchie et du régime des privilèges. Selon cette vision marxiste d’un des pères fondateurs du socialisme français, la conscience est d’abord celle d’une classe qui refuse l’oppression, puis celle d’une communauté de destin qui s’incarne dans la nation et la citoyenneté, et enfin celle d’un idéal universaliste. En Europe, la chute des régimes féodaux a ainsi été le prélude à la constitution d’Etats-nations réunis autour du principe de l’élection et à un impérialisme d’un nouveau genre, drapé dans les habits d’une hypothétique « mission civilisatrice ». Mais restons-en aux mots de Jaurès. Ils impliquent forcément une lecture a posteriori du phénomène révolutionnaire, à même de mettre en évidence les acquis du changement de régime. De même, ils sous-entendent que la révolution politique ne peut intervenir qu’après une révolution culturelle. Ils font ainsi de 1789 et des révolutions suivantes l’héritage direct des Lumières. Mais l’idée sous-jacente est aussi qu’il y a des peuples dont le degré de conscience n’est pas suffisant pour qu’advienne la révolution.

A observer les lendemains de ce qu’on a appelé le « Printemps arabe », nous pourrions paraphraser Jaurès et conclure que, si les révolutions arabes ont avorté, c’est parce qu’elles ont concerné des peuples qui, à ce niveau de leur histoire, n’ont pas atteint le degré de maturité nécessaire pour que la chute du despote se transforme en un projet de société. Ils ont su s’affranchir de l’oppression mais ont échoué à se construire une communauté de destin. Privés d’une avant-garde exemplaire et éclairée qui leur aurait désigné la voie, ces peuples n’ont parfois détrôné leur tyran que pour se remettre entre les mains d’une autre tyrannie, tellement semblable à la précédente.

2014 marque ainsi la vraie fin du Printemps arabe. Il y a trois ans chutaient les dictateurs. 2014 est l’année de leur élection. Le souffle révolutionnaire de 2011, porteur de l’immense espoir que la « rue arabe » soit enfin devenue « peuple », nous avait laissé croire que nous vivrions une glorieuse épopée. Mais l’épique a viré à la tragédie et le tragique est devenu farce. En Egypte, en Syrie ou en Algérie, les élections présidentielles de 2014 marquent la victoire de l’ordre ancien. Cette victoire ne se fait pas sur le mode de la réconciliation, mais de la provocation outrancière, dans le déni des aspirations populaires exprimées ces trois dernières années. Les fils de la manipulation sont tellement grossiers qu’ils ne peuvent que prêter à sourire. Jugez-en vous-mêmes : Al Sissi, un maréchal putschiste candidat pour l’heure unique à la présidence égyptienne ; Assad, un dictateur qui organise des élections pour se faire réélire en pleine guerre civile syrienne ; Bouteflika, un vieil homme qui remporte l’élection algérienne sans avoir fait campagne et alors qu’il tient  à peine debout.

Que nous reste-t-il donc de ce côté-ci de la Méditerranée ? Faut-il croire que nos peuples sont condamnés à vivre éternellement les mêmes servitudes ? Faut-il nous en remettre à la douce illusion que nos affaires sont gérées pour le mieux par les meilleurs dirigeants qui soient ? Pour le moment, sans doute n’avons nous pas d’autre choix. Mais ayons bien conscience que, tant que dure l’oppression, même enterré quelque part au fond de nos cœurs, l’espoir du grand soir ne meurt jamais et, avec lui, survit le rêve de lendemains qui chantent.