Paris pavoise à l’heure espagnole depuis une semaine. Coup sur coup, une élection municipale et un remaniement gouvernemental, qui se font en musique ibérique. La nouvelle maire de Paris, une femme pour la première fois, Anne Hidalgo, est d’origine andalouse. Le nouveau Premier ministre, Manuel Valls, est d’origine catalane. Techniquement, deux immigrés, naturalisés, qui sont élus ou nommés à de hautes fonctions, les plus hautes dans leurs sphères respectives.
Notons qu’en France, les étrangers extracommunautaires (hors Union Européenne) ne votent toujours pas aux élections municipales, à la différence de beaucoup de pays européens ; que, dans ces mêmes élections municipales, l’extrême droite entre dans le club fermé des partis gestionnaires ; que le pays sort tout juste d’un mandat présidentiel marqué par un retour de prises de positions dures sur la question des frontières.
Contradictions ? Oui, mais pas seulement. Il y a en France une tradition ancienne, et bien ancrée, qui associe assimilation et populisme xénophobe. Les deux vont de pair. La république, bien avant les autres pays européens, a généreusement accueilli les étrangers, par l’armée, l’usine et surtout l’école. Mais le prix à payer est une allergie prononcée à toute différence culturelle affichée ou même tacite qui puisse effleurer. Tous citoyens, qu’on soit français de souche ou d’adoption, mais sans affirmation identitaire, sans prétention à une culture communautaire, sans même un accent qui vienne dénoncer une quelconque origine linguistique étrangère ou minoritaire. Naturalisé, électeur, candidat, élu, processus normal, souhaitable, qu’accompagnent, comme son ombre, des renonciations graduelles à ses attaches communautaires, religieuses, linguistiques, au fur et à mesure que le vortex scolaire avale les différences et les assimile.
Manuel Valls, commençant son discours devant l’assemblée, salue ce pays qui lui donne cette chance d’accomplir sa vocation politique au plus haut niveau. Pense-t-il, à ce moment-là, à Léon Blum, président du conseil en 1936, en pleine tourmente antisémite et fasciste en Europe ? A Mendès-France, autre chef de gouvernement, lui aussi cible des foudres xénophobes et antisémites ?
Pas forcément. Parce qu’entre la réussite politique de Léon Blum ou de Mendès-France, ces juifs de la république, méritants et bravant la haine et la méfiance qui les entourent, et la carrière de Manuel Valls ou d’Anne Hidalgo, il y a un hiatus invisible.
Blum, Mendès-France, c’était la France de l’école. Forts de leurs diplômes, ils purent prétendre, ces minoritaires, à participer à la chose publique. Hannah Arendt le montre, longuement et brillamment, dans son Antisémitisme : la France, c’était, pour tous les juifs d’Europe, la promesse d’une intégration politique. Pas comme en Autriche par exemple, où ils pouvaient prétendre devenir milliardaires, artistes ou musiciens de génie, mais jamais, ou si peu, citoyens. Cette promesse, elle fut élargie aux immigrés. Mais quelque chose a changé entre-temps : le pont qui relie la marge au cœur du pouvoir, l’école, s’est fragilisée. Que la question culturelle soit si pressante aujourd’hui en France tient justement à cette relation brisée. Comment faire d’un Catalan, d’une Andalouse, hier, d’un Tunisien, d’un Sénégalais, demain, un élu de la république, si la machine, la seule que la république jacobine connaisse, la seule qui efface les différences qui font peur, l’école, est grippée ?