Ton oncle, il est communiste. Mais dans le civil, il est conservateur. Il a milité pour à peu près toutes les causes même les plus improbables quand il était étudiant aux cheveux frisottants. Aujourd’hui, il a un chapelet à la main et fait semblant d’être persuadé que sa fille s’est mariée vierge même si auparavant elle avait vécu quatre ans avec « un ami ». Mais ça, ça ne compte pas : elle était étudiante. Elle était dans un autre pays. Ici, elle était vierge. Et ça, ça compte. Aujourd’hui, elle est mariée à un homme dont le compte en banque comble largement la calvitie. Ton oncle est comblé, il a réussi : il a marié sa fille en grande pompe. Avec sept changements de tenues, et un tour du monde des saveurs osant l’improbable audace qui va du sashimi à l’agneau grillé en passant par le foie gras. Un suicide pour l’estomac, une fabuleuse démonstration pour cinq cents invités qu’il faut épater. Le prix d’un appartement pour que la moitié des invités finissent par boire des shots de vin pas frais dans un parking sous la lueur blafarde des phares de voitures. Un mariage réussi quoi !
Aujourd’hui ta cousine est installée. Son appartement est aussi prévisible que son avenir. La chambre du jeune couple où s’expriment les fantasmes de Monsieur que Madame fait semblant de découvrir. Celle des invités parce que l’hospitalité est une valeur qui peut se mesurer en mètres carrés. Et celle qui sert de bureau à Monsieur et de dressing pour Madame en attendant bébé pour parfaire l’image du bonheur conjugal. Un salon avec beaucoup de canapés parce que l’hospitalité se mesure aussi en mètres de tlamet. Quelques tableaux parce ce qu’il faut montrer aux invités que l’on a du goût, qu’on aime l’art. Et une petite note de design, une table en verre ou une lampe en miroirs et néons, parce que c’est l’air du temps. Une bibliothèque sans livres. L’argenterie et les cadeaux de mariage aussi moches que coûteux prennent déjà tellement de place… Le dîner est servi. La viande est trop cuite. Peu importe. Tu souris et complimente ce merveilleux tajine aux pruneaux fait par belle-maman et réchauffé au micro-ondes.
Ce jeune couple qui se dit tellement moderne n’a finalement pour seule modernité que de ne pas avoir de personnel qui dort sur place. Et, forcément, Madame ne cuisine pas. Madame n’a pas le temps. Trop de travail ? Non pas du tout. Elle ne travaille pas. Elle est devenue épouse. Ça prend un temps fou, paraît-il. Tu as fait tes études avec cette fille. Tu as aussi fait la fête avec elle. Tu es même partie en vacances avec elle.
Alors quand elle demande où situer Ibiza sur une carte, tu as envie de lui balancer à la figure vos photos de vacances. Oui oui, celle où elle embrasse à pleine bouche un Italien dont elle n’a jamais su le prénom. Mais la bienséance te l’interdit. De toute façon elle nierait. Elle porte un masque qui finira par se fondre avec sa peau mal maquillée. Elle ne sera plus hypocrite. Elle sera juste devenue quelqu’un d’autre. Balzac avait prévenu : « Les mœurs sont l’hypocrisie des nations ». Ta cousine vieillira donc nationaliste et balzacienne. Sans, bien entendu, n’avoir jamais pris le temps de lire La comédie humaine, trop occupée à la jouer sans doute. Et toi aussi tu la joues. Et toi aussi tu finiras comme elle et tout le monde autour de toi est persuadé que c’est ce qu’il puisse t’arriver de mieux. Ce n’est pas un chapelet, mais un très chic collier de perles qui t’ouvrira la voie de la rédemption morale. Tu ne seras pas heureuse ? Et alors ? Pourquoi chercher le bonheur quand on peut avoir le confort d’un quotidien douillet et des amants pour s’en défaire quelques jours.