La peur de l’Autre a toujours existé, c’est même probablement l’une des grandes constantes de l’humanité. Le racisme – le terme aurait été employé pour la première fois à l’extrême fin du XIXe siècle et s’est répandu dans les années 1930 – est un effort de rationalisation et d’objectivation des différences entre les hommes, analysées sous le prisme de la « race ». Le racisme se donne donc souvent des airs de bon sens et s’appuie sur un raisonnement qui prend les apparences de la rationalité. Mais dans le même temps, c’est sur le terreau de l’ignorance, de la misère et de la peur que fleurissent volontiers les théories raciales. L’ignorance, avec son lot de croyances erronées et de superstitions, affuble l’Autre de caractéristiques d’autant plus bizarres qu’on ignore tout de lui. La misère matérielle et spirituelle, notamment dans un contexte de crise économique, fait que ce même Autre est perçu comme une menace supplémentaire sur un ordre social déjà précaire. Enfin, trop souvent, la peur née de ces représentations falsifiées de l’Autre est instrumentalisée à des fins politiques. Le racisme revêt alors les habits du populisme. Il devient aguicheur et rassurant : il simplifie tout, désigne des coupables – ces Autres venus d’ailleurs avec leurs mœurs étranges – et des victimes –les honnêtes travailleurs du pays.
Le tableau de la sombre dialectique du discours raciste serait incomplet si on omettait de mentionner que la plupart des leaders politiques qui ont fait du racisme un fonds de commerce se sont également attachés à dénoncer un hypothétique ennemi de l’intérieur, allié objectif de l’Autre et de l’étranger. Il s’agit tantôt d’une aristocratie décadente, d’une bourgeoisie affairiste, d’un lobby comploteur, d’une élite acculturée ou dévoyée, etc. En somme, des parasites qui s’approprient le labeur de la plèbe.
La récente campagne « Ma smiytich 3azzi » (Je ne m’appelle pas négro) peut être analysée à l’aune de cette grille de lecture. Force est de constater d’abord qu’elle n’a pas suscité l’engouement escompté. Elle a même au contraire été abondamment critiquée. Aux motifs que le terme « 3azzi » serait originellement affectueux, qu’il n’y a pas de racisme au Maroc et que le combat antiraciste est un « militantisme bourgeois ». Je n’entrerai pas dans la vaine querelle linguistique sur l’origine du terme « 3azzi » et la charge positive qu’il renfermerait à mon insu : en interpelant ainsi les noirs que nous côtoyons, nous les réduisons à leur couleur de peau, nous les figeons dans leur différence et, surtout, nous leur déplaisons. Cela suffit pour changer de vocable.
Le second argument qui a servi à dénigrer la campagne antiraciste « Ma smiytich 3azzi » est celui du pays historiquement multiethnique et tolérant, complètement hermétique au spectre du racisme. Convient-il vraiment de rappeler cette évidence : aucun peuple n’échappe aux phénomènes xénophobes ni à leur résurgence sauf à y travailler activement.
Le troisième argument qui assimile la lutte antiraciste à un militantisme bourgeois peut prêter à sourire quand on connaît la bourgeoisie marocaine traditionnelle et son aversion caricaturale pour les « teints bronzés ». C’est pourtant l’argument le plus pernicieux, celui qui dénote de la logique guerrière d’une classe soucieuse de défendre ses acquis, qui tente de rationaliser une posture hostile à l’altérité et désigne un ennemi de l’intérieur. Or, pendant que la plèbe voit noir et gronde, la bourgeoisie est aux abonnés absents. Elle ne voit pas que ceux-là mêmes qui ont dénoncé la « campagne bourgeoise Ma smiytich 3azzi » ont les mains plus libres pour mener le seul combat qui vaille à leurs yeux : la lutte contre les classes dominantes.