Taux d’abstention record, indifférence à la scène publique, ou encore manifestations sans lendemain et velléités d’organisation informes… on reproche aux nouvelles générations une dépolitisation massive, et l’on décrit cette situation, au regard des grandes périodes de lutte, comme le fruit d’une jeunesse atone et apathique, ou alors, à rechercher des causes, on avance son consumérisme compulsif, un individualisme exacerbé, le repli réactionnaire sur la sphère privée. Description valable sans doute, explications fondées probablement, mais on risque de rater l’essentiel à s’arrêter sur ces symptômes les plus voyants. Car qu’était le militant traditionnel, l’homme engagé corps et âme dans la lutte politique, d’un point de vue socioéconomique, le seul qui compte vraiment à ce niveau d’analyse ? Un salarié, et de préférence un salarié du secteur public.
N’oublions pas cette conjonction, qui n’est pas de circonstance : l’âge d’or de l’engagement politique fut aussi celui du salariat de masse. Et tout un ensemble de traits propres au militantisme classique : adhésion à un parti, intégration dans un organigramme (cellule, section, etc.), cotisations régulières, participation disciplinée, suivi de la presse du parti, élections internes ou nationales… Tous ces traits doivent être mis en miroir avec ceux du salariat classique : des contrats à durée indéterminée, une progression automatique au sein de l’entreprise ou de l’administration, un secteur bancaire très frileux, qui prête peu et limite donc l’aventurisme chez les particuliers, des services publics encore forts qui soutiennent les stratégies familiales – éducation, santé, crédit à l’immobilier – et posent des garde-fous. Ces deux listes, qui ne sont pas exhaustives, décrivent les deux piliers de cette époque, qui s’est terminée, par paliers, dans les années 1990 et 2000. Epoque bénie où le souci privé, réduit par le salariat, libérait une grande énergie vouée à la vie politique.
Ce qu’on appelle dépolitisation tient d’abord à la destruction de ce système socioéconomique. Plus indépendantes et moins salariées, plus exposées aux aléas, moins aptes à se projeter dans un avenir balisé, les nouvelles générations ont radicalement, comme de juste, transformé leur rapport à la politique. Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur la scène syndicale, qui est à l’intersection de l’économique et du politique : la fragilisation des conditions des travailleurs, loin de renforcer les syndicats, les a au contraire effrités. Paradoxe reconduit en politique : des conditions de vie plus difficiles ne font pas des militants plus pugnaces. Le chacun pour soi s’infiltre au cœur des projets collectifs et les dissocie, les rendant à leurs molécules familiales ou individuelles originelles.
Quel horizon politique attendre alors d’un monde plus concurrentiel, aux temporalités hachées, aux parcours brisés ? Certainement pas celui des partis-Etats, hiérarchisés et disciplinés. Si l’électeur est devenu plus indépendant dans ses votes, le militant à son tour devra changer. Il change déjà : les actions ponctuelles, les associations ad hoc, visant non pas une transformation idéologique globale, mais un but spécifique (l’abolition d’une loi, la libération d’un détenu, la révision d’un procès…) indiquent un début de chemin.
Bref, seule la prise en compte de la situation socioprofessionnelle des nouvelles générations permettra de reconstruire, sur de nouvelles bases, une vie politique commune pour des jeunes qu’on dit, faussement, dépolitisés.