Alors que l’Espagne a décidé d’accorder la nationalité espagnole aux juifs séfarades victimes de la Reconquista, les Morisques montent au créneau et exigent une reconnaissance de leur mémoire.
La légende raconte que les descendants d’Al Andalus ont transmis la clé de leurs maisons abandonnées en Espagne de génération en génération. Une jolie métaphore pour illustrer leur attachement à l’histoire de leurs aïeuls mais aussi à la péninsule ibérique. Un héritage historique et culturel mal reconnu selon Najib Loubaris, président de l’association Mémoire des Andalous. Récemment, il s’est indigné devant la décision de Madrid d’accorder la nationalité espagnole aux juifs séfarades dont les ancêtres ont été expulsés au cours de la Reconquista, à la fin du XVe siècle. Une initiative sélective, voire discriminatoire pour de nombreux Andalous de confession musulmane. « Pendant huit siècles, les chrétiens, les juifs et les musulmans étaient tous espagnols. Aujourd’hui nous sommes les seuls à ne pas jouir de cette reconnaissance », constate Mohamed Bargach, un colonel à la retraite. Il est descendant de Morisques, hispanos-musulmans convertis de force au catholicisme après 1492 et, par extension, musulmans ayant fui l’Espagne. Barghach poursuit : « Pourtant, sans les musulmans, l’Espagne serait encore colonisée par les Wisigoths ».
Connaître ses racines…
Après quatre siècles de présence au Maroc, les citoyens d’origine morisque vivent toujours à travers leurs aînés et la grandeur révolue d’Al Andalus. C’est le cas de Mohamed Bargach, qui a cofondé l’association Mémoire des Andalous. A l’intérieur de sa coquette villa, nichée au cœur du quartier Souissi à Rabat, les murs sont ornés de tableaux historiques de la période Al Andalus, mais aussi du blason de ses ancêtres espagnols, les Vargas. Une famille originaire de Hornachos, un village de 4500 habitants situé dans la province de Badajoz. « Les Vargas, qui est la prononciation espagnole de Bargach, étaient des catholiques jusqu’à leur conversion à l’islam en 1083. Lors de la première exclusion des musulmans en 1492, ils sont restés en Andalousie puis ont rejoint le Maroc en février 1610 avec les familles Zapata et Blanco. Ils se sont tous installés à Rabat dans la casbah andalouse, aujourd’hui nommée casbah des Oudayas », raconte-t-il. A cette époque, son ancêtre Ibrahim Vargas, qui était alors un corsaire, a été nommé gouverneur de la région Rabat-Salé avant qu’elle ne devienne la République du Bouregreg. De précieux détails qu’il possède grâce à un arbre généalogique retraçant 1400 ans de filiation. « C’est le patriarche de la branche catholique et espagnole des Vargas qui l’a offert à mon arrière-grand-père qui était ministre des Affaires étrangères », ajoute l’ancien colonel.
…et garder des liens
Aujourd’hui, Mohammed Bargach détient le titre honorifique de « fils préféré et d’honneur » de la préfecture de Hornachos. Un endroit qu’il a visité à maintes reprises et où il se sent chez lui : « Mais je n’ai jamais demandé de visa aux autorités espagnoles, je me suis toujours arrangé pour aller en France d’abord puis profiter de l’espace Schengen pour me rendre en Espagne », affirme-t-il avec fierté. Il n’est pas le seul à maintenir des liens avec ses origines. A Tétouan, Abderraouf Sordo détient également un arbre généalogique qui remonte à l’an 1600. Autrefois, les Sordo, des catholiques convertis à l’islam, étaient des commerçants et parfois même des diplomates : « Ali Sordo, l’un de nos aïeuls, a été emprisonné par les Génois à Tunis, mais il maîtrisait tellement bien les langues qu’il est devenu ambassadeur ». De nos jours, Abderraouf Sordo continue de recevoir des mails du monde entier de la part de parents plus ou moins éloignés : « Il y a des Sordo en Espagne, en Tunisie, en France, en Italie et même au Venezuela ». De son côté, Mohamed Bargach poursuit les recherches sur sa famille, quitte parfois à rencontrer quelques « surprises » : « Il y a plusieurs années, à la mairie de Salé, j’avais vu un plan détaillé de la ville qui comportait l’indication d’un potager de la famille Bargach. Lorsque j’y suis allé, je suis tombé sur un homme de couleur noire qui avait choisi le nom Bargach lors de son inscription à l’état civil. Il m’a dit qu’il l’avait choisi parce que cela faisait très noble », prétend l’ancien colonel avec un sourire, avant de préciser : « Néanmoins nous sommes des gens très simples ».
Inchallah l’Espagne
En plus de la filiation, les descendants de Morisques perpétuent encore de nombreuses traditions, notamment la gastronomie. Mohamed Bargach consomme régulièrement des boulettes de viande et de riz : « Nos ancêtres ajoutaient du riz parce que la viande était rare et très chère ». Ou encore un couscous sans semoule : « Lors de la Reconquista, non seulement les chrétiens détruisaient les mosquées, mais ils interdisaient aussi tout ce qui était lié à la culture musulmane. Les Morisques faisaient donc un couscous uniquement à base de légumes », souligne-t-il. Autre coutume toujours maintenue, celle de frotter un morceau de tissu pour ramasser la poussière d’une armoire et l’offrir au fils ou à la fille qui emménage dans une nouvelle maison.
Selon Mohamed Bargach, deux tiers des familles ont soit disparu soit changé leur nom. Par exemple, les Toledano sont devenus les Benmessaoud, tandis que les Olivares se sont transformés en Loubaris. D’après Najib Loubaris, il existe encore près de 600 familles morisques dans tout le Maroc, dont 90 installées à Rabat. Et lorsqu’on les interroge sur un éventuel retour en Espagne, certains se comparent aux communistes espagnols qui, sous Franco, avaient quitté leur pays pour la Russie. A la fin du règne du dictateur, quand ces derniers sont revenus, ils n’ont pas supporté le changement. « Nous sommes fiers d’être marocains, nous voulons seulement entretenir la mémoire hispano-musulmane et faire reconnaître l’impact d’Al Andalus sur l’histoire et la civilisation », conclut Abderraouf Sordo.