Une partie du Mali qui veut rejoindre le Maroc, la Mauritanie qui se fâche (ou pas ?) avec Rabat, et le même Rabat qui entame comme un remake économique d’une expédition saadienne en Afrique… Il y a comme un parfum de nostalgie impériale dans l’air. Pas prévu, ni forcément souhaité. Mais c’est comme si les frontières craquaient sous des poussées telluriques plus anciennes que les tracés postcoloniaux. Ce phénomène est récent. Surtout, il est loin de concerner le seul Maroc.
Car quoi de commun entre la Russie qui dispute la Crimée à l’Occident par Ukraine interposée, les frontières moyen-orientales qui se diluent dans la chaleur identitaire, le retour agressif de la Turquie en Orient et en Asie centrale, parmi tant d’autres exemples ? La revanche des vieux empires contre les Etats-nations de type occidental.
L’intangibilité des frontières, dogme des indépendances, n’a pas concerné que l’Afrique. En Europe orientale, en Asie, en Orient, la chute des vieux empires et leur remplacement par les Etats-nations (selon la logique de la superposition, souvent bricolée, d’un peuple unique, d’une terre continue et cerclée de frontières, d’une capitale centralisatrice, d’une culture hégémonique…) se sont faits par vagues : dans les années 1920 en Orient, les années 1960 en Afrique, les années 1990 en Europe de l’est et en Asie centrale. Trois espaces recomposés sur trois cadavres impériaux : l’empire ottoman, les empires coloniaux et l’empire soviétique. La formule a duré, tant bien que mal (plutôt mal en Orient, plutôt bien en Afrique, par exemple), jusqu’à il y a très peu. Mais le système qui a produit les Etats-nations s’est affaibli : l’ouverture économique, les connexions médiatiques, l’affaiblissement des idéologies ont fragilisé l’assise sociale des (petits) Etats centralisés. Ces derniers prennent l’eau de toute part : les frontières redeviennent poreuses, les populations mobiles, les passeports doubles ou triples… Sans qu’une pensée néo-impériale soit toujours à l’œuvre, une tectonique des plaques se remet en mouvement, qui rapproche d’anciennes provinces, ou fissure de nouveaux Etats. Ainsi la Turquie se sent désormais à l’étroit dans la camisole stato-nationale, alors que la Syrie ou l’Irak se noient dans des cadres devenus trop vastes.
Le Maroc n’est ni la Turquie ni la Russie. Il n’en a pas l’ampleur, certes, mais pas seulement. Il n’a pas connu la parenthèse Etat-nation qu’Erdogan ou Poutine, chacun à sa manière, veulent fermer : la nostalgie impériale porte bien son nom à Moscou ou à Ankara, car il y a eu coupure, à travers les révolutions bolchévique et kémaliste. Paradoxalement, si le Maroc semble préservé de ces poussées romantiques, c’est parce qu’il n’a pas cessé, quelque part, d’être un empire. De l’empire, il a gardé toutes les faiblesses : ni centre solide ni frontières fixes. De l’Etat-nation, il a surtout retenu les défauts : l’administration tatillonne, le déséquilibre géoéconomique et la centralisation culturelle. Cette hésitation, qui tient à son histoire, fait l’exception du pays. Sa plus récente manifestation est ce bruit de fond impérial : expansionnisme économique et timidité diplomatique, neutralité régionale et profil bas international, il est l’image renversée du néo-ottomanisme d’Ankara, agressif et sans complexe. En somme, un néo-impérialisme à la marocaine, sucré-salé et attentiste.