Au commencement était le Verbe chez certains. Toi, au commencement de ton apocalypse c’est le mal de tête qu’il y a. Mais qu’est-ce qu’il a bien pu te prendre pour aller boire du pastis ? Tu ne sais pas quelle heure il est, on dirait qu’il y a du soleil dehors. Dans ta tête il fait nuit. Une machine à laver mal entretenue qui tourne à plein régime dans ton crâne. Et ces vapeurs de pastis qui régentent ton cerveau embrumé. Non mais, sérieusement, du pastis !
Tu étais en mal de tendance. Tu t’étais abreuvée d’images de fashion weeks d’ailleurs. Toujours ailleurs. Du coup, tu t’es sentie coincée ici. Et comme tu as voulu oublier le tiers-mondisme et ne retenir que l’émergent, tu t’es dit qu’il fallait fabriquer de la tendance. Et tu as réussi à te convaincre que boire un « petit jaune » c’était le summum du chic tellement c’est décalé. L’alcool de prolo, the new hype ? Ben quoi ? Le dernier défilé Chanel c’était bien une reconstitution de supermarché. Et puis le pastis c’est Marseille et Marseille c’est devenu tellement l’air du temps. Mais là, l’air du temps tu ne le comprends pas.
Des gars ont réussi à fabriquer une voiture qui roule sans conducteur mais la gueule de bois on sait toujours pas la soigner ! Drôle de sens des priorités. Tu te sens prête à à peu près tout pour ne plus avoir l’impression que ton crâne va se fendre. Il doit y avoir une solution. Tu vas tout de même pas passer la journée comme ça. Après le quatrième café tu te dis que la douche va te tirer d’affaire. Tu parles ! Toujours rien. Une petite bière peut-être ? Selon certains de tes potes, ça ferait remonter le taux d’alcool et apaiserait ainsi le mal-être… T’as du mal à y croire. Ils doivent se dire ça pour se donner bonne conscience quand ils continuent de picoler un lendemain de cuite. Et puis toi, l’alcool plus jamais. Les souvenirs te reviennent. La honte t’envahit. Ça rimait à quoi cette soudaine envie de te mêler des histoires de famille des gens de la table à côté ? Et le serveur on peut savoir pourquoi tu lui jetais des regards langoureux ? Oh là ça te revient… Tu as raconté ta vie et tes doutes et tes chagrins d’amour et ta trouille de la mort aussi à un illustre inconnu. Il ne te reste plus qu’à prier pour ne plus jamais le recroiser. Ce type ne doit pas exister sur ton échelle sociale.
Tu as cumulé l’aveu du mal-être et le baragouinage alcoolémique. Ce que tu as fait relève du suicide social. Tu as même titubé. Et t’as vacillé sur tes talons. Tant vacillé que le gardien de voitures a osé te siffler. L’alcool dégrade. Et même si t’es pas gradée à la base, tu sembles avoir perdu quelques galons de dignité. Le gardien de voitures t’a envisagée.
Le pastis c’est la vie en pire. Une odeur qui fait semblant d’être naturelle pour t’attirer et te faire croire à la douceur, quelques instants d’euphorie qui se transforment en regrets douloureux. Plus jamais. L’alcool c’est fini. Pourtant, quel plaisir d’avoir tangué un peu, de s’être écartée des sentiers balisés par la bienséance. Un court instant tu t’es sentie proche d’un Baudelaire inspiré et maudit. Ton téléphone sonne : c’est Zee. Elle vient de rentrer d’un team building . Elle a besoin de décompresser. Elle a passé trois jours coincée dans un hôtel au milieu de commerciaux qui sentent l’aftershave bas de gamme. Elle te propose d’aller boire un verre. Tu acceptes. Parce que finalement tu connais peu de plaisirs aussi doux que ce vertige qui te prend quand tu bascules dans l’ivresse. En plus, en ce moment, il ne se passe rien, même pas l’ombre d’un ex. Et il faut bien anesthésier l’angoisse de ton intenable néant. Alors aujourd’hui, comme hier, ce sera deux tiers de walou, un tiers de rien.