En ce moment rien ne va. Tu ne réfléchis plus à ce que tu vas mettre le matin. Ton boulot t’ennuie autant qu’il t’épuise. Ta mère t’exaspère. Tes copines te ressemblent. Et tes soirées t’indiffèrent. Mais te poser des questions, faire le point, prendre du recul, tu n’as pas le temps. A la limite embaucher un coach, pourquoi pas, mais tout seule non merci. Pourquoi pas méditer tant qu’on y est ? Et puis il y a tellement plus simple et plus efficace : aller chez le coiffeur. Le coiffeur c’est la vie en mieux. Toujours. Quels que soient ton âge et ton quotient de séduction du jour, chez le coiffeur c’est toi l’élue. De ton entrée au salon jusqu’à la sortie tu n’entends que des compliments et des remerciements. Et tu aimes ça. Qui n’aimerait pas ? Pendant qu’on lisse tes cheveux, tu feuillettes un magazine d’actualité. Le genre de revues que tu n’achèteras jamais mais que tu as besoin de toucher de temps en temps. Tu te fous absolument de savoir ce qui peut bien se passer au parlement, à la Bourse ou dans n’importe quelle commission au nom trop compliqué pour être compris ; mais tu ne veux pas non plus te sentir déconnectée.
Entre « le monde » et toi il n’y a qu’une vitrine, et tu ne sais pas très bien qui regarde l’autre. Rien ne te touche et tu n’as envie de toucher à rien. Tu as juste besoin de savoir que ça existe. Qu’un autre monde que le tien tourne. Tu es sûrement la seule à méditer sur un journal absurde dans cette enclave de la beauté. Une enclave dans laquelle tu t’es faite prisonnière. Tu vis séquestrée dans ta beauté, tu te dois d’être impeccable quels que soient les aléas de ton moral. A douze ans, tu as décidé d’être belle. Non, la beauté n’est pas une appréciation subjective. Ce serait un concept hippie de penser que la beauté vient de l’intérieur. Et les hippies ont les cheveux sales. La beauté est un choix. Et un processus qui prend du temps et de l’argent. Et ça tu l’as compris au moment de ton premier rendez-vous chez l’esthét’, à douze ans donc. Et puis ça a continué. Il y a eu aussi ces rendez-vous chez un médecin intelligent qui t’a interdit de te faire refaire les seins. Ça te paraissait pourtant beau comme rite initiatique. Comme la première paire de talons ou les premiers Tampax. Un moment de la vie quoi. Et là tout de suite tu dois choisir la couleur de ton vernis à ongles. Un rouge. Impeccable et passe-partout. Quand rien ne va, retour aux valeurs essentielles. L’écran tactile des smartphones a radicalement changé le moment d’éventuelle solitude où tu attends que ton vernis sèche. Avant tu te faisais chier en pianotant l’air des doigts et en soufflant dessus. Maintenant tu scroll compulsivement ton écran pour faire défiler les statuts facebook et autres tweets.
Tu n’es pas seule, visiblement, à aller moyennement bien. Mais toi tu n’en parles pas, tu te recoiffes et tu te fais limer les ongles. La superficialité allège la vie. Ce serait impoli de se plaindre. Tu es délicate donc tu vas bien. Le téléphone sonne. Zee a un énorme problème. La taille du problème est proportionnelle au temps qu’elle met à prononcer le O de énorme. Elle a passé quasiment 9 secondes sur la voyelle : c’est grave. Tu saisis l’urgence. Il faut en parler. Cellule de crise. Elle est à trois feux rouges et 23 coups de klaxon du salon. Elle arrive comme une furie. Son ex-collègue avec qui elle était persuadée d’être en train de vivre le début de quelque chose d’exceptionnel a été croisé à déjeuner en terrasse avec une très jolie rousse. Zee va se retrouver toute seule, encore, elle aussi, avec toi. Vous finirez par aller bien. Quand ? Le temps est une variable qui est rarement du côté des femmes.