Deux événements survenus récemment ont particulièrement frappé l’imagination et occupé l’attention des médias internationaux, notamment en Europe. Il s’agit d’abord de ce copilote éthiopien qui a détourné son propre avion avec tous ses passagers et membres d’équipage, avant de changer d’itinéraire et de demander l’asile politique à la Suisse. On en sait encore peu sur les motivations de ce pirate de l’air. Mais le décalage entre l’énormité de l’acte de détourner un avion et la triste banalité du désir de quitter son pays suggère la fuite en avant désespérée.
C’est ce même désespoir qui a crevé nos écrans quand nous avons eu vent de la mort de ces quatorze migrants clandestins, noyés dans les eaux territoriales espagnoles sous les balles en caoutchouc de la Guardia Civil, ou quand nous avons vu des centaines d’Africains s’abîmer sur les clôtures de Melilia. La force du nombre, c’est que l’individu ne compte plus. Peu importe, finalement, qu’ils aient été cent, mille ou deux mille. Ceux-là n’existent pas, condamnés à se heurter encore et encore aux barrières de l’Europe. Leur vie ne prend un sens – souvent éphémère – qu’au moment où ils franchissent les portes de l’eldorado défendu. Eux, les sans attaches, les sans papiers, qui ont laissé derrière eux famille, pays et amis, deviennent alors un enjeu : ils entrent dans des statistiques, des registres… et, souvent, dans des avions qui les reconduisent vers une autre frontière.
En ces temps de crise, le mythe du rêve européen est néanmoins bien écorné. Les lignes de fracture ont bougé. Et la frontière la plus inégalitaire du monde n’est plus là où on l’attendait, c’est-à-dire là où on la voit, là où elle est dramatiquement théâtralisée par les médias, entre les deux rives de la Méditerranée, plus précisément au niveau du détroit de Gibraltar. Pour l’Espagnol Ivan Martin, auteur du concept de « frontière la plus inégalitaire de la planète », c’est à cet endroit précis que l’écart entre PIB par tête d’habitant était le plus grand au monde entre deux pays qui partagent une frontière. L’idée suggérée est plus vaste. Ivan Martin pointait l’Europe et le Maghreb. La première ne pouvait plus, selon lui, penser sa prospérité future en laissant le second exclu du mouvement, l’Europe devant concourir au développement de ses voisins du Sud qui le lui rendraient en offrant un relais de croissance à une économie continentale trop mature. Nous y sommes déjà, mais seul bémol, et de taille : ce concept « agitatoire » et efficace de frontière la plus inégalitaire s’appliquerait encore mieux à une autre région… un peu plus au sud.
C’est en tout cas ce que suggère un article intéressant paru récemment dans le quotidien algérien Al Watan sous le titre « L’Algérie paye sa frontière la plus inégalitaire au monde ». Le journaliste Ihsane Elkadi y explique, chiffres à l’appui, que l’écart moyen de PIB par habitant est désormais plus fort entre le Maghreb et les quatre pays du Sahel que sont la Mauritanie, le Mali, le Niger et le Tchad qu’il ne l’est entre les pays du Maghreb et ceux de l’Union Européenne. La leçon d’Ivan Martin reste néanmoins valable : le défi pour les pays du Maghreb est d’accompagner le développement de leurs voisins du Sud, un défi que viennent compliquer la situation au Sahara occidental, l’instabilité de la zone sahélienne et la rivalité algéro-marocaine.
C’est à l’aune de ce contexte qu’il faut lire la tournée qu’effectue Mohammed VI, en ce moment même, dans plusieurs pays africains, notamment le Mali. Et au jeu de l’intégration Sud-Sud, le Maroc, qui ne bénéficie certes pas de la manne des hydrocarbures, est en train de prendre un avantage qui, à moyen terme, pourrait faire la différence.