Décalages. Le portrait restauré

Par Souleïman Bencheikh

L’image d’un homme politique, et a fortiori d’un chef d’Etat, est une affaire de représentation(s). Comme en peinture, où le modèle importe finalement moins que l’œuvre, l’image de l’homme d’Etat et les représentations que l’on s’en fait sont un enjeu bien plus essentiel que celui de la véracité ou non de ces mêmes représentations. La bataille de l’image se gagne sur le terrain de l’apparence bien plus que sur celui de l’éthique personnelle. Pour exemple, le dirigeant qui prône la rigueur morale a finalement moins besoin d’être un ascète que d’avoir des communicants capables d’en accréditer l’idée et d’empêcher toute idée concurrente d’émerger. De nos jours, c’est, me direz-vous, une mission bien difficile à remplir sur le long terme. Le Printemps arabe n’est-il pas passé par là ? Ne serait-il pas plus simple de faire concorder l’image et son double réel ou, à tout le moins, de ne pas les mettre en contradiction ? Justement non, car l’image du leader doit toujours être plus grande que le leader lui-même. A quoi servirait donc un chef d’Etat à l’image aussi petite que sa personne si ce n’est de vitrine polie pour les événements de second rang ? C’est le cas dans certains pays européens, où les chefs d’Etat, qu’ils soient monarques ou présidents, sont cantonnés à un rôle d’arbitre ultime et n’interfèrent jamais dans l’exercice du pouvoir exécutif, dévolu au Chef du gouvernement. Mais ce n’est clairement pas l’orientation choisie par notre royaume.

Au contraire, notre roi soigne son image. Il est partout et nulle part à la fois. Pour parodier et inverser une formule accolée à Attila, le célèbre chef hun qui mit l’empire romain à genoux, on pourrait presque dire : « Là où passe le cortège de Mohammed VI, l’herbe repousse toujours ». Que de trottoirs repeints, de chaussées refaites, de façades ravalées au moment des déplacements royaux ! Combien de citoyens heureux et reconnaissants à chaque salve de grâces, nominations ou décorations royales ! Vous voulez que votre quartier embellisse, priez pour que le roi y fasse un jour une halte. Vous voulez gagner au loto, priez plutôt pour que Sa Majesté vous gratifie d’un don, vous y raflerez en prime le cachet halal refusé aux jeux de hasard ! Votre lopin de terre manque d’eau, priez avec le roi et implorez officiellement le Très Haut de faire pleuvoir sur notre beau pays !

L’année commence donc en fanfare pour Mohammed VI. Exaucé par une bonne pluie tombée fort opportunément, ployant presque sous les louanges d’un Chef du gouvernement plus conciliant que jamais, renforcé par le Conseil constitutionnel sur son pouvoir royal de nominations, le voici maintenant propriétaire d’un bijou technologique à son nom : la frégate multi-missions FREMM baptisée Mohammed VI a en effet été réceptionnée par la Marine royale le 30 janvier dernier à Brest. Selon les estimations les plus fiables, elle aurait coûté la bagatelle de 5 milliards de dirhams. Au début du règne, nous avions M6 en jet-ski face à l’armada espagnole déployée contre l’îlot Leïla. Un peu plus d’une décennie plus tard, nous sommes dotés du navire de guerre le plus élaboré d’Afrique, venu compléter une flotte de trois frégates légères déjà réceptionnées. De pilote de jet-ski à capitaine de frégate et amiral en chef, il y a un gain en image assez évident pour le souverain. Attention toutefois de prêter l’oreille à la leçon de Dorian Gray, le fameux personnage d’Oscar Wilde, prisonnier de son propre portrait : le décalage entre une image et son double réel a toujours un prix. Et quand le mirage se dissipe, il ne reste rien.