Héritage. Le débat manqué

La loi islamique qui régit la succession continue à générer des inégalités et tranche avec la volonté de réforme du statut de la femme entamée avec la nouvelle Moudawana. Le point sur la question.

Driss Lachgar semble avoir compris la leçon. Après avoir créé la polémique en appelant à débattre sur les droits des femmes, le premier secrétaire de l’USFP évite désormais de remettre les pieds dans ce champ de mines. En prônant l’égalité hommes-femmes, notamment face à l’héritage, Lachgar s’est attiré les foudres de certains cheikhs salafistes, comme Abou Naïm ou Zemzmi. L’affaire est maintenant close. Mais pour le débat, il faudra repasser. Ce qui laisse un goût amer aux femmes lésées par la loi qui régit l’héritage.

« Je me considère comme spoliée », se plaint Wiam dès que l’on aborde la question de l’héritage. Aînée d’une fratrie comptant deux autres garçons, sa part a été divisée par deux par rapport à celle de ses frères, conformément à la loi islamique. « Mais, Dieu merci, je travaille et j’ai des revenus, concède-t-elle. D’autres sont moins chanceuses que moi ». C’est le cas de Aïcha. Ses parents, très pieux, considéraient le travail des femmes comme un « signe de la fin des temps ». Ils avaient prévu de la marier à l’âge de 20 ans, mais ils sont morts quelques mois après sa majorité. Ses trois frères se sont arrogé la plus grosse part du gâteau. « Le pécule laissé par mes parents était maigre, reconnaît-elle, mais il m’aurait tout de même été d’une grande utilité s’il avait été réparti de façon équitable ». Sans formation professionnelle ni diplôme, Aïcha s’est longtemps contentée de petits travaux de ménage en attendant un éventuel mariage, jusqu’à ce qu’une tante la prenne en charge, « alors que la loi de l’héritage donne plus de parts aux hommes pour qu’ils s’occupent des femmes de la famille », s’indigne-t-elle.

Les temps ont changé

Des cas comme ceux de Wiam et Aïcha sont monnaie courante. Les gardiens de la loi islamique ont beau arguer que la femme hérite d’une demi-part dans quatre cas seulement (voir encadré), contre plus d’une trentaine où elle hérite d’une part entière, ce sont précisément ces quatre cas qui sont les plus fréquents. La loi islamique régissant l’héritage a été conçue par rapport au modèle de famille élargie qui a aujourd’hui disparu, laissant place à un modèle de famille nucléaire. Par ailleurs, les hommes étaient autrefois obligés de subvenir aux besoins des femmes de leur clan, mais à l’heure actuelle, ils ne possèdent plus le monopole des finances familiales. Selon Hasna Abouzid, secrétaire générale adjointe des femmes ittihadies, les femmes subviennent aux besoins de 20% des familles marocaines.

L’argument selon lequel le frère hérite deux fois plus que sa sœur pour  pouvoir la prendre en charge est donc dépassé. Malgré tout, la loi islamique de l’héritage reste farouchement défendue par la plupart des ouléma, qui trouvent toujours la parade pour justifier le statu quo. « La parole de Dieu est valable en tous temps, en tous lieux », rétorquent-ils, sous-entendant que Dieu, qui a prévu la modernité, aurait bien pu imposer une loi différente s’il le souhaitait. Certains vont même jusqu’à fustiger la dangereuse dérive dans laquelle la société s’est engagée, en permettant aux femmes de travailler au lieu de les « libérer » en les confinant à leur foyer.

Contourner la loi

Les parents de Kawtar, eux, se sont montrés plus prévoyants. « De son vivant, mon père m’a fait une donation. Sans quoi, ma part d’héritage aurait été répartie avec des membres éloignés de la famille ». Ses parents ne toléraient pas de voir leur fille dépossédée des biens qu’ils avaient durement acquis. « Un Marocain musulman peut disposer de la totalité de ses biens par voie de donation, ce qui peut paraître paradoxal quand on pense à la minutie avec laquelle est réglée la succession d’une personne décédée », nous explique Fadela Sebti, avocate au barreau de Casablanca. Dans le cas d’une donation, n’importe qui peut être désigné comme héritier, même s’il ne s’agit pas d’un membre de la famille. « La donation ne peut être soumise à aucune condition, contrairement au droit français, par exemple, dans lequel la donation peut être révoquée pour ingratitude du donataire. Une fois le bien donné, la donation est irrévocable et le donateur ne pourra plus en demander la restitution », ajoute Fadela Sebti.

La donation demeure le moyen privilégié pour contourner la loi islamique de l’héritage, mais elle n’est pas la seule. Le legs permet également de transmettre un tiers de ses biens par testament, et ainsi de favoriser un héritier en particulier. En revanche, contrairement à la donation, « il faut que les autres héritiers l’acceptent, soit au moment de la rédaction de l’acte, soit qu’ils le ratifient par la suite. Et à la différence de la donation, le testament n’est pas un acte définitif. Il peut être modifié tout au long de la vie du donateur. Il peut même être annulé », précise Fadela Sebti.

Si le recours à la donation est mal vu par certains parents, qui redoutent d’entacher les liens entre leurs filles et les autres membres de la famille, le legs est la solution amiable par excellence. Mais il arrive que les héritiers soient en désaccord. « Quand ma mère a voulu me léguer une partie de ses biens, elle s’est heurtée au refus de mon frère. Il a dit que c’était haram de vouloir modifier la loi de l’héritage. Au final, et contre son gré, elle m’a fait une donation », témoigne Roqaya. Après cet épisode, son frère a coupé les ponts, considérant sa mère et sa sœur comme des impies.

Toujours un tabou

Si la question de l’héritage figure parmi les points les plus discutés en islam, elle n’en demeure pas moins taboue. Hormis la Tunisie, peu de pays arabes ont osé aborder le sujet, sans crier à l’atteinte aux fondements de la Charia. La levée de boucliers qui a accompagné l’appel au débat de Driss Lachgar est symptomatique de ce refus de s’en prendre à tout ce qui relève de la juridiction divine. Ceux qui défendent l’intouchabilité de la Charia s’invitent au débat à coups d’excommunications. Or, la loi islamique de l’héritage est loin de faire consensus parmi les exégètes. Certains la remettent en cause sous prétexte qu’elle découle d’une interprétation patriarcale, tandis que les tenants du féminisme islamique vont jusqu’à déclarer qu’elle dénature le message réel d’Allah. Ses victimes, elles, sont unanimes. Comme Roqaya, elles estiment que « la loi islamique de l’héritage est incompatible avec notre temps et doit franchement être revue »

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