A contre-courant. La prosternation, un sens perdu

Par Omar Saghi

Alexandre le Grand, victorieux de l’immense empire perse, avait voulu, à la fin de sa courte vie, obliger ses proches à la proskynèsis, le rituel oriental de prosternation devant le roi. Les fiers Macédoniens ne voyaient dans cette attitude qu’esprit de soumission. Ils renâclèrent. Plus tard, les Romains eurent la même attitude devant ce cérémonial politique : des hommes libres ne se prosternent pas. En 1793 encore, George Macartney, représentant de Londres en Chine, refusa de faire le kowtow devant l’empereur, et il fallut toute une diplomatie pour trouver une solution qui satisfasse le rituel chinois et l’esprit d’indépendance du lord irlandais.

Tel est l’état de cette autre facette du dialogue Orient-Occident, qui se répétera à de multiples reprises lors des conquêtes coloniales. L’Oriental se prosterne par servilité. Dans la cour d’Alexandre pourtant, déjà, quelques-uns essayèrent de comprendre le sens de la proskynèsis. Eumène, le seul Grec de la cour macédonienne, recevait, après la mort d’Alexandre, les officiers déférents devant le trône vide du roi mort. Il distinguait entre l’hommage dû à l’institution monarchique, et la servilité : la proskynèsis n’était pas la soumission à une personne physique, mais le respect de la personne morale du souverain.

A Byzance, Bagdad, Cordoue, au Moyen-Âge, des hommes de culture et de conviction se prosternaient devant leur souverain. A Moscou, Berlin, Madrid, au cours du XXe siècle, des hommes se tenaient droits devant Staline, Hitler, Franco. Les premiers étaient-ils avilis, les seconds, libres ? Bien sûr que non, mais ainsi est faite la modernité politique, elle ne voit plus dans les usages symboliques que des rapports de force. Qui se courbe est faible, qui se tient droit, même tremblant, devant un dictateur, est libre.

Le Maroc est un des derniers pays au monde où la proskynèsis rituelle est encore d’usage, réglementée, codifiée. Cette antiquité politique est devenue incompréhensible. Le cérémonial, dans le langage politique de la modernité, se dit esclavage. Toutes les avancées politiques ou juridiques sont réduites à néant lors d’une retransmission télévisuelle d’une réception royale : multiplié, diffusé à travers le monde, massifié, le rituel devient en effet une simple machine à dire l’autocratie. Face à ce paradoxe, que faire de ces rituels qui ne furent pensés ni pour l’âge démocratique ni pour les mass-médias ?

L’idéal serait que les Marocains, dirigeants et dirigés, distinguent à leur tour le théâtre politique, qui dit l’hommage à l’institution historique, et le rapport de force politique, qui se déroule ailleurs, sous d’autres formes. Jusqu’à il n’y a pas longtemps, des opposants étaient capables de faire cette distinction. Des souverains marocains battus par des armées révoltées étaient reçus par leurs vainqueurs prosternés devant eux. Une connaissance intuitive leur permettait cette vision en diptyque : vaincre l’adversaire politique, se prosterner devant l’institution nationale personnifiée.

Mais le scepticisme historique et la lucidité murmurent autre chose : peut-être est-il trop tard pour revenir à cette culture politique. Peut-être les Marocains, à leur tour, se sentent-ils avilis face à un rituel qu’ils ne comprennent plus, dont ils ne perçoivent que la surface caricaturée. Et dans ce cas-là, en l’absence d’un effort pédagogique hors de portée, l’heure est venue de tourner la page du cérémonial devenue inaudible.