Voilà trois ans que la Tunisie se débat avec un double héritage : le modernisme mâtiné de paternalisme inauguré par Bourguiba et l’affairisme despotique de Ben Ali qui a fait le nid d’islamistes jusqu’alors relégués dans la clandestinité. La chute du tyran a logiquement laissé face à face deux camps qui, jusqu’alors, se jaugeaient sans s’affronter : progressistes ou islamistes, chacun est désormais sommé de choisir son bord. Ainsi va la Tunisie, les masques sont tombés, la parole s’est libérée et la politique a de nouveau un sens… pour le meilleur et pour le pire. Des hommes y sont sacrifiés pour leurs idées, des anathèmes et des appels à la haine y sont proférés, des milices salafistes s’érigent en police des mœurs, certains caciques de l’ère Ben Ali ont repris du service.
Mais c’est à ce prix que la Tunisie peut être le laboratoire politique du monde arabo-musulman. Car, dans le même temps, les progressistes s’affirment, s’organisent et remportent, eux aussi, des victoires : les femmes sont parvenues à pérenniser leurs acquis dans la nouvelle Constitution ; les progressistes ont également imposé aux élus du parti islamiste majoritaire Ennahda un compromis sur la liberté de conscience, désormais inscrite dans la norme suprême. Ces succès sont minimes au regard du long chemin qui reste à parcourir sur les voies sinueuses de la sécularisation. Mais au moins témoignent-ils de la vitalité de la société civile tunisienne, de la vigilance des partis politiques démocratiques et de l’engagement civique des citoyens… Soit exactement ce qui, en ce moment, fait défaut au Maroc.
Elle est déjà loin en effet l’ère glorieuse où la société civile marocaine voyait ses combats repris au plus haut niveau de l’Etat et aboutir à la réforme du Code de la famille ou aux travaux de l’Instance équité et réconciliation ; loin également l’époque où les politiques se battaient pour des idées et des valeurs ; tout aussi loin le temps où les citoyens marocains s’engageaient.
Comme la Tunisie, le Maroc est aujourd’hui à la croisée des chemins. Mais contrairement à notre voisin de l’est, nous refusons d’engager le seul débat qui vaille de ce côté-ci de la Méditerranée : celui qui oppose traditionalistes et progressistes. Chacun avance encore masqué, avec le fervent désir de concilier l’inconciliable et de ne jamais s’écarter du consensus national. L’avenir de notre pays est pourtant à ce prix : celui de lois courageuses, des lois de rupture. Car il n’existe pas de loi d’envergure qui ne fasse que des heureux ; car une société qui attend d’évoluer pour changer ses lois est condamnée au statu quo ; car enfin ce sont les lois adoptées en conscience qui changent les hommes, façonnent les sociétés et tissent le fil d’une destinée commune.
Qu’attend-on pour compléter l’édifice de l’égalité entre les hommes et les femmes en réformant l’héritage, en prohibant la polygamie et en interdisant véritablement le mariage des jeunes filles mineures ? Quand cessera-t-on de se satisfaire de si peu : l’abrogation d’un article de loi ridicule qui autorise le mariage d’une femme violée avec son violeur, lequel pouvait ainsi échapper à toute poursuite judiciaire ?
Alors que les Tunisiens ont pris leur destin en main et écrivent eux-mêmes leur histoire, le Maroc cherche encore les visages que pourrait prendre son avenir. Entre progressisme et traditionalisme, le roi, notre arbitre suprême, ne semble pas encore avoir choisi. Pourtant, une chose est sûre, le match se jouera ; il y aura un vainqueur, un vaincu… et un arbitre pour en décider.