En ce dernier lundi de 2013, Zakaria Boualem se trouve coincé au poste-frontière de Bab Sebta. Il ne fait pas la queue parce qu’il n’y a pas de queue, juste un magma de véhicules et de piétons surchargés s’agitant dans tous les sens. Le Guercifi a passé suffisamment de temps dans notre pays pour avoir une définition exigeante du mot chaos, et pourtant il semble aujourd’hui un peu faible. Les bragdia ont pris d’assaut la zone.
Point de vocabulaire : les bragdia sont des commerçants/transporteurs indépendants, faisant quotidiennement l’aller-retour entre Sebta et le Maroc. Ils portent sur leur dos des masses de couvertures, de couches ou de chocolat. Le plus souvent des femmes qui, dans les bons jours, peuvent dégager un bénéfice d’une centaine de dirhams au prix d’un dos cassé et d’une double humiliation des deux côtés de la frontière. C’est illégal mais toléré, la paix sociale est à ce prix.
Aujourd’hui, ils sont très nombreux, la douane a décidé de serrer la vis. Certains se font refouler, on saisit des marchandises. Pour éviter la perte sèche, certains retournent à Sebta ventre à terre, générant un peu plus de chaos dans la file qui s’est formée derrière eux. La douane les poursuit, le gourdin à la main. D’autres implorent les uniformes de les laisser passer, leur embrassent la tête… C’est un spectacle lamentable. Il y a des courses-poursuites, des insultes, des gesticulations… Peu d’endroits offrent avec autant de cruauté le spectacle de notre misère.
Zakaria Boualem décide de s’entretenir avec un policier et lui demande ce qu’il se passe. L’homme est jeune, sympa, communicatif. Il soupire avant de lâcher son diagnostic : « Mon ami, tu sais, avec les associations des droits de l’homme et nos journaux, voilà ce qu’il se passe, oui, ces droits de l’homme sont un problème… ». En récupérant sont passeport, le héros ombrageux de cette page respectable se demande s’il a bien compris. Il observe les bragdia qui, donc, auraient trop de droits… Il se demande lequel de ces droits on pourrait supprimer pour satisfaire la police. Ils n’ont aucun droit à l’éducation ou la santé, pas de travail décent, aucune aide de l’Etat pour subsister. Le droit au logement ? A la dignité ? Lequel de ces droits est de trop ?
Les voilà qui défient l’autorité, ils veulent passer en force et finissent par submerger, par la force du nombre, les tentatives de blocage des douaniers. C’est une sorte de mélange entre Braveheart et un match de foot américain, avec un petit côté burlesque. Soudain, Zakaria Boualem comprend ce que voulait dire le policier : ces gens n’ont pas le respect de l’uniforme. Voilà l’idée générale de cette histoire de droits de l’homme. L’autorité ne leur fait plus peur. Cette constatation ouvre des perspectives peu réjouissantes. Le policier voudrait que les bragdia respectent le douanier. Le problème, c’est que les bragdia ne considèrent pas le douanier comme un agent de l’autorité chargé de faire respecter la loi, parce que la veille, ils lui ont offert un petit pourboire, ou un droit de passage, prenez-le comme vous voulez. Donc, le prestige de l’uniforme en a pris un petit coup, il est là le problème. Ils sont en quelque sorte en relation d’affaires, œuvrant tous les deux dans une de ces zones grises dont notre pays a le secret. Un jour tu me laisses passer, le lendemain tu veux les 3aouacher, soudain je suis illégal, c’est trop compliqué à suivre.
Zakaria Boualem finit par traverser la frontière et s’engage sur la route côtière. Il est épuisé et se demande par quel miracle les ténèbres se dissiperont. Il finit par croiser une escouade d’estaffettes se dirigeant vers le poste-frontière, gyrophares allumés et sirène hurlantes : la douane a demandé des renforts. Va bene, ya khouti va bene…