Décalages. De la grande à la petite politique

Par Souleïman Bencheikh

Il est faux de dire que nos hommes et femmes politiques n’intéressent personne. Ils font au contraire vendre les journaux, alimentent les discussions de café, animent les dîners de famille… mais rarement à leur avantage. On se moque de l’arabe approximatif de Moulay Hafid Elalamy ; on affuble Hamid Chabat du nom d’un équidé bien de chez nous ; on vilipende Yasmina Baddou et sa famille pour tout ce qu’ils représentent ; on menace de traîner Abdelilah Benkirane devant la justice pour diffamation et calomnie ; on excommunie Driss Lachgar, coupable de réclamer l’égalité entre les femmes et les hommes, etc. Combattue pied-à-pied par Hassan II, la classe politique n’est pas la seule responsable du naufrage dans lequel elle s’abîme chaque jour un peu plus. Cinq décennies de travail de sape sont passées par là, cinq décennies durant lesquelles les partis politiques, et avec eux le débat politique, ont inexorablement reflué, jusqu’à n’être plus que d’obscures officines servant d’obscurs intérêts personnels.

Il fut pourtant une époque où la politique avait ses lettres de noblesse. Il fut un temps où l’avenir ne pouvait qu’être meilleur et prenait le visage de leaders emblématiques, des Ben Barka, Abderrahim Bouabid, Allal El Fassi, Abdallah Ibrahim, et d’autres encore. Autant de figures appartenant désormais au passé qui nous rappellent que la politique peut aussi être une affaire d’idées et de courage. Ben Barka qui fait le choix controversé de l’internationalisme contre le nationalisme ; Bouabid refusant d’entériner l’acceptation par Hassan II d’un référendum d’autodétermination au Sahara ; Allal El Fassi cumulant une vingtaine d’années d’exil ou d’emprisonnement pendant la période du protectorat ; Ibrahim entérinant son éviction de la primature et renonçant dès lors de participer au jeu électoral. A la fois militants et hommes d’Etat, ces leaders parvenaient à donner un sens à la lutte politique. Non pas qu’ils fussent libres du poids des renoncements ou des erreurs, mais du moins leurs différends personnels reposaient-ils sur des convictions. C’était une époque où les dirigeants incarnaient des idées.

Un demi-siècle plus tard, les vraies prises de position émanant de politiques se font désespérément rares. Elles relèvent souvent de la posture, parfois de l’imposture. Les héritiers des pères de l’indépendance n’ont pas l’aura de leurs aînés. Les leaders des principaux partis ne sont plus les idéologues de naguère ; ils ne sont pas non plus de simples courroies de transmission au service du Palais, comme ce fut le cas par moments. Non, Benkirane, Chabat et Lachgar incarnent la victoire des hommes d’appareil, la victoire de la petite politique sur la grande politique. La parole politique est désormais trop entachée de mensonge pour qu’on les croie, et même quand ils tentent de s’affranchir de l’étiquette qui leur colle à la peau, ce n’est jamais de leurs idées qu’on débat, mais de leur personne. Ils sont ainsi devenus le réceptacle de nos petites haines quotidiennes, le miroir de notre faillite collective à élever le débat.

 

A défaut de convictions, on croit alors trouver la compétence. A défaut de vrais politiques, on se satisfait d’experts. Ceux-là mêmes qui ont su s’enrichir le plus vite ne sont-ils pas les mieux placés pour gérer notre bonne fortune ? – veut-on se rassurer. Autodidactes ou technocrates, tout le monde est désormais bienvenu en politique… pourvu que personne n’ait la naïveté de croire encore en la grande politique.