Ta tenue est impeccable. Ta jupe n’est pas trop courte. Tes talons ne sont pas renversants. Et le col arrondi de ta veste ferait presque dire à tes potes de soirée que tu t’es assagie. Ce soir tu ne sors pas. Tu vas à un vernissage. Tu as du goût. Tu aimes l’art. Enfin tu as surtout une conscience extrêmement pointue de là où il faut être. Et ce mercredi, à partir de 19h40, une galerie est « the place to be ».
Bien entendu, sur le carton d’invitation il est écrit 19h. Mais qui oserait arriver à 19h ? Un passionné d’art moderne peut-être. Pas toi en tout cas. Tu fais ton entrée souriante et enjouée à 19h40 précisément. Soit exactement dix minutes après que les mondains soient en place. Il faut tout de même que tu aies du public pour ton arrivée. Quel intérêt sinon ? Assez vite tu es repérée par la charmante galeriste. Tu t’empresses d’aller vers elle pour la féliciter. C’est sa soirée, après tout.
Ouvrir une galerie est en 2013 ce qu’était ouvrir une boutique de linge de maison en 2009 : une activité hype et rentable pour jeunes femmes bien nées. Tu fais quelques sourires et distribues quelques « bonsoirs ». Réussir une entrée au théâtre est un art que tu maîtrises.
Ce soir on vernit un artiste au nom imprononçable que d’ailleurs tu ne prononceras jamais. Tu sais qu’il vit à Berlin, ça suffit à le rendre intéressant. Ça suffit à justifier les prix exorbitants. Une coupette dans une main et dans l’autre un catalogue que tu n’ouvriras pas mais qui finira sur la table basse de ton salon retapissée par cette décoratrice dont le CV se résume à sa nationalité : italienne. A défaut d’avoir de beaux livres tu y empiles les catalogues des plus belles galeries.
Bien sûr tu croises l’inévitable gorgone, celle qui est de tous les vernissages, expos ou autre happening arty. Son mari se fait pardonner ses infidélités en transformant les cornes sur la tête de sa femme en porte-monnaie non plafonné. Elle est tirée à quatre épingles, même du visage. Elle ne comprend rien à l’art. Cela dit toi non plus. Elle achète. Toi, tu maîtrises le langage. Tu es polie donc tu t’adaptes. Une gorgée plus tard tu t’extasies sur la « lumière de ces œuvres ». Parce que cet artiste est « in-cro-ya-ble » il a « un vrai point de vue ». Oui vraiment, « on voit dans son regard sa faille, sa fragilité ».
Et puis, pour être honnête, cette sculpture (ou bien faut-il dire installation ?) sur laquelle le monsieur au cigare s’extasie, toi, elle te laisse absolument indifférente. Ben quoi, c’est un grand cône en carton gris ! Un grand cône que le monsieur au cigare va acheter très cher certes, mais un grand bout de carton ! Les goûts et les couleurs ne se discutent pas paraît-il, mais tout de même !
Tu refuses un petit four qu’on te propose sur un plateau en argent presque aussi poli que toi. Car les petits fours et autres choses grasses au fourrage non clairement identifié tu refuses, par principe. On ne peut pas avoir parmi ses objectifs de vie la fermeté de ses cuisses et se permettre d’avaler de la pâte feuilletée qui laisse le bout des doigts vulgairement gras.
Oh la la l’heure tourne. Tu as dit les phrases qu’il fallait. Fait les bises qu’il fallait. Complimenté les femmes qu’il fallait. Tu files. Tu vas juste dîner. Tu ne sors pas ce soir. Juste un resto. Il faut bien que tu voies Zee. Non pas pour lui parler de tableaux mais au moins pour lui raconter qui t’a croisé. L’art, à défaut de donner un sens à ta vie, donne un sens aux mondanités. Et, finalement, est-ce que ça n’est pas la même chose ? Dans un cas comme dans l autre, il n’y en a pas (de sens).