Vous connaissez Adib Chichakli ? Et Barrientos ? Et SawMaun ? Et la femme de Chichakli, et la fille de Barrientos, et le fils de SawMaung ? Non ? Moi non plus. Des putschistes. Syrien, bolivien, birman. Des noms qui ne disent plus rien à leurs propres compatriotes. A juste titre. Pourtant, une bonne partie du monde est familiarisée avec le nom d’Oufkir. La Prisonnière, le livre de sa fille, fut un best-seller mondial. Les Jardins du roi, celui de sa femme, également. Etrange singularité marocaine. Notre histoire est peu connue, mais les noms de Ben Barka, d’Oufkir, de Serfaty, de Dlimi, claquent comme des bannières au vent. Opposants, collaborateurs, traîtres et martyrs, et leurs femmes, et leurs copines, et leurs filles et leurs fils, tout y passe, rien ne s’y perd.
Nous qui savons peu de choses des rapports complexes entre le mouvement national et le Palais, de la marocanisation et de ses abus, du système policier des années 1980 et 1990, de l’histoire des découpages électoraux, sommes incollables sur la passion de Hassan II pour le golf, l’amitié des enfants Oufkir et Serfaty, ou le goût d’Aherdane pour les beignets.
Cette lingerie politique, on l’exporte même. L’Europe raffole de notre shakespearienne histoire, comme elle aime nos murailles ocre, nos folkloriques festivals, nos thés et nos souks.
Une telle peopolisation de l’histoire du Maroc n’est pas une bizarrerie. Elle est comme l’ombre portée d’une vision politique médiévale qui a perduré, dégradée en spectacle. Ce n’est pas l’armée qui se soulève contre le régime, c’est la Maison Oufkir qui trahit son suzerain ; ce n’est pas le mouvement national qui regimbe face à la droitisation du pays, c’est Ben Barka, l’ancien précepteur du prince, qui s’oppose à son altissime disciple ; ce n’est pas un lumpenprolétariat qui se révolte, ce sont Fès ou Marrakech qui désobéissent à leur souverain… Et ce dernier réagit comme il se doit : il châtie la félonie de son féal, il détruit la maison de ses ennemis, il brise la superbe des villes insoumises. Des rumeurs, des récits, des livres sont ensuite colportés, qui racontent en détail la légende dorée ou noire de notre Olympe historique.
Des milliers, des dizaines de milliers de victimes, nous ne savons rien, ravis par le Nom sublime de la noblesse embastillée ; des luttes, des rapports de force politiques, nous ne connaissons que les conjurations des aristocrates ; des programmes politiques, des décrets et des procès, que les dessous psychologiques.
La manière d’écrire sa propre histoire est décisive pour identifier un système politique. Une histoire personnalisée, boursoufflée de narcissisme héroïque ou criminel, est toujours la trace d’une structure de pouvoir patrimoniale. A l’heure des mass-médias, elle prend le visage de la peopolisation romanesque. Et elle en donne pour tous les goûts : la sensiblerie sentimentale, le frisson aventureux, les tortueux calculs machiavéliques, elle transforme la vaste et collective aventure en théâtre baroque.
Fatima Oufkir est morte. Paix à son âme. Mais puisse-t-elle emporter avec elle nos romans historiques, et qu’on en revienne à la matière du monde, qui est faite de classes et de partis, de forces et de virtualités. Qu’un jour, enfin, au nom d’Oufkir, on puisse dire : quoi, qui ? Ah oui, un officier putschiste, comme tant d’autres. Parlez-moi plutôt de lois et de partis, de grèves et de syndicats, de victimes politiques et d’exploiteurs économiques.