La question de la langue passionne et divise. La semaine dernière, Noureddine Ayouch et Abdellah Laroui s’affrontaient sur un plateau de télévision. Une joute équilibrée et courtoise entre le grand Laroui et le gentil Ayouch. Le premier est un monstre sacré de notre intelligentsia culturelle, le second, un pape de la communication. Mais tous deux représentent les deux faces d’une même médaille, celle du Makhzen. Au fil de sa carrière, Laroui est devenu l’« historien de l’identité nationale marocaine » et le défenseur d’une exception nommée monarchie ; quant à Ayouch, il a lui aussi du mal à se défaire de son étiquette de communicant du Palais. Sur le plateau de Moubacharatan Maâkoum, ce sont donc les deux visages d’un même Janus hésitant qui se sont affrontés : le débat auquel nous avons assisté était le reflet de l’ambiguïté qui règne au sommet de l’Etat, qui martèle l’urgence d’une réforme, sans nous dire laquelle.
Nous en sommes donc là : un Maroc où coexistent des identités concurrentes, dans l’impossibilité de s’imaginer une destinée commune. Les arabophones dénoncent les langues de l’occupant et préconisent un retour à celle du Coran ; les francophones crient au populisme et parlent de rationalité ; les berbérophones cultivent leur différence et réclament une reconnaissance officielle. Les représentants de cette mosaïque linguistique ont a priori des intérêts divergents. L’urgence est de les faire converger pour qu’enfin la langue ne soit plus une barrière au déploiement de l’Etat-nation marocain, dans son acception la plus noble. Goethe ne disait-il pas que « l’âme d’un peuple vit dans sa langue » ? Quelle est la langue, le dialecte, l’idiome – appelons-le comme on veut – où se niche l’âme du Marocain ? Quel est ce lien qui permet à un Rifain de se faire comprendre d’un Soussi ou d’un Fassi ? Vous l’appellerez comme vous voudrez, mais vous conviendrez qu’il serait logique qu’au Maroc on parle et enseigne le marocain ; logique aussi que cette langue soit le reflet de notre diversité.
Aux défaitistes qui avancent la difficulté de codifier une langue, rappelons leur Mustafa Kemal et sa « révolution linguistique » dans la Turquie de la fin des années 1920. Certes, Atatürk était auréolé d’un grand prestige et avait les mains libres pour façonner la Turquie à l’image de son vaste dessein. La révolution linguistique kémaliste fut autoritaire, elle représente aussi un bouleversement sans précédent qui accompagna le passage d’un empire multi-ethnique à un Etat-nation proprement turc. Mustafa Kemal mit tout son poids dans la balance pour faire adopter l’alphabet latin en lieu et place des caractères arabes ; il rendit obligatoire la lecture du Coran en turc ; à tous ceux qui penchaient pour une réforme graduelle qui durerait dix ans, il imposa un calendrier serré. Son exploit est d’avoir mené cette révolution en moins de deux ans, de 1928 à 1929 et d’avoir triplé le taux d’alphabétisation en sept ans (de 10% à près de 30%). Son échec est d’avoir renié la diversité de l’identité turque et de n’avoir pas su intégrer les minorités à son projet national.
C’est justement là que se trouve l’opportunité historique pour le Maroc de révolutionner sa langue – plus que de la réformer. La langue marocaine de nos rêves ne serait pas exclusive, elle n’aurait pas besoin pour exister de nier ses différentes influences, puisque sa particularité est d’être un esperanto qui se nourrit et s’enrichit à la confluence de populations métissées. Mais pour donner vie à ce rêve, il faut la vision et la volonté d’un leader éclairé, un nouvel Atatürk, prêt à rompre le consensus qui nous arrime au statu quo. Y a-t-il un volontaire ?