Libye. L’incroyable histoire de Abdelhakim Belhadj

Par Jules Crétois

Dans le livre Du Djihad aux urnes, qui vient de paraître en France aux éditions Stock, la journaliste Isabelle Mandraud retrace le parcours singulier de cet ancien djihadiste devenu un homme fort de la Libye.

Lorsqu’il rencontre Oussama Ben Laden en 2000, à Kandahar (Afghanistan), Abdelhakim Belhadj a 34 ans. Ce Libyen est l’émir du Groupe islamique de combat libyen (GICL), dont il a longtemps dirigé les opérations militaires. Sa tête est mise à prix dans son pays, qu’il a quitté en 1988, à l’âge de 22 ans, pour combattre les Soviétiques en Afghanistan. Depuis, il a vécu dans la clandestinité et circulé de pays en pays sous de fausses identités. Il s’est notamment retranché au Soudan, d’où il a planifié des attentats contre Mouammar Kadhafi, dans les années 1990.  

La CIA aux trousses

Avec le chef d’Al Qaïda, la discussion est “courtoise mais ferme”, selon les mots de la journaliste Isabelle Mandraud. Belhadj expose clairement sa pensée : le djihad global et les attentats spectaculaires ne correspondent pas à ses vues religieuses. Ce n’est pas non plus son but premier, qui reste la chute du régime de Kadhafi. D’ailleurs, depuis peu de temps, ses plus proches compagnons et lui pensent abandonner la lutte armée pour se tourner vers la contestation non violente. Malgré son refus net de collaborer avec Ben Laden, Belhadj comprend bien, devant sa télévision, le 11 septembre 2001, qu’il devra dorénavant fuir les services américains. Ces derniers ne font plus dans la nuance, d’autant que de nombreux anciens du GICL ont rejoint Al Qaïda, à tel point que le Conseil de sécurité de l’ONU le classe comme une “filiale”. D’ennemi public en Libye, Belhadj devient un homme traqué par les agences du monde entier. De l’Iran à la Chine, il fuit, avec Fatima Bouchar, son épouse marocaine, originaire de Larache. C’est en Malaisie, en 2004, en possession de faux papiers français, qu’il est finalement arrêté. Les autorités malaisiennes envoient son portrait aux Américains, qui le font circuler à Guantanamo. Belhadj est identifié par certains prisonniers. La CIA ne s’embarrasse donc pas de manières. Des agents le récupèrent sur un tarmac et lui font subir des interrogatoires musclés. Ce à quoi Belhadj ne s’attend pas, c’est d’être remis aux autorités libyennes. Mais l’union sacrée pour l’antiterrorisme a rabiboché services américains et libyens, autrefois ennemis. 

De la prison à la révolution 

En Libye, Belhadj n’est pas un prisonnier comme les autres. C’est le chef des services de sécurité, Moussa Koussa, qui vient lui-même lui poser des questions. Des agents du monde entier viennent aussi l’interroger. En 2008, il est condamné à mort. Mais lorsque le régime décide d’entamer un dialogue avec les islamistes, il devient l’interlocuteur principal de Abdallah Senoussi, beau-frère de Kadhafi et dirigeant des renseignements militaires. S’il refuse de prêter allégeance au dictateur, Belhadj accepte de renoncer à l’usage de la violence. Avec d’autres islamistes, il rédige dans ce cadre La Compréhension du djihad et le jugement des gens, épais volume de 400 pages, aujourd’hui un texte majeur de la littérature militante islamiste. Le texte n’évoque pas précisément Al Qaïda mais condamne clairement le terrorisme. Ce processus de dialogue conduit à la libération de Belhadj en mars 2010. Et s’il vient de se prononcer contre l’usage des armes, l’année 2011 va l’obliger à revoir ses principes. Dans la foulée des révolutions en Tunisie et en Egypte, des manifestations sont organisées en Libye. Des anciens du GICL rejoignent la lutte. Belhadj est convoqué par Senoussi, qui lui demande d’empêcher ses frères de se révolter. Mais au cours de l’entrevue, Belhadj profite de l’appel à la prière pour s’éclipser. Sourd aux suppliques du beau-frère de Kadhafi, il rejoint les révolutionnaires et rentre à nouveau dans la clandestinité. Un de ses frères et son père sont aussitôt arrêtés. Belhadj voyage entre la Tunisie et la ville de Benghazi, fief des révolutionnaires. Il stocke des armes, emmagasine des téléphones satellitaires et reçoit des munitions acheminées, selon Mandraud, par avion militaire qatari. Non sans susciter la méfiance des opposants libéraux, il pousse de petits groupes armés épars à fusionner avec les combattants de la fameuse Katiba du 17 février.

Le grand bluff 

Belhadj devient un homme avec lequel il faut composer. Il est convié dans une base de l’OTAN et s’entretient avec des agents de la CIA. Il n’est pourtant pas encore au sommet de sa gloire. Fin août 2011, comme d’autres, il s’impatiente. Il décide donc de marcher sur Tripoli. “A la tête d’un convoi de dizaines de pick-up lourdement armés”, selon Isabelle Mandraud, Belhadj réussit une opération coup de bluff. Sans s’arrêter malgré les snipers, laissant derrière lui de nombreux hommes, il fonce sur la place Verte, lieu symbolique du pouvoir de Kadhafi. Il la rebaptise aussitôt place des Martyrs et parade les armes à la main devant les caméras des journalistes d’Al Jazeera, qu’il avait pris soin d’embarquer avec lui. Tripoli n’est pas à proprement parler libérée, mais les images font le tour du monde.

Peu de temps après, la capitale est enfin prise par les rebelles. Toujours devant les caméras d’Al Jazeera, Belhadj “se proclame gouverneur du conseil militaire de Tripoli”, et ce avant même d’être officiellement nommé. Et de s’installer dans le bureau de Seïf Al Islam, second fils de Kadhafi. Les Français ne cachent plus leur soutien à ce nouvel homme fort. A en croire Mandraud, Belhadj est aussi très bien vu des Qataris.

Lors d’une visite d’un général de l’émirat, il est invité par le ministre de la Défense libyen alors que des personnalités de premier plan du Conseil national de transition (CNT) ne sont pas conviées. Poussé à la tribune, Belhadj prend la parole au nom des rebelles. Les tensions sont vives entre certains dirigeants du CNT et lui, mais Belhadj ne semble guère s’en soucier. Suite logique de son combat, il décide de créer un parti, El Watan, dont il assure à la journaliste qu’il n’est pas religieux, même s’il reconnaît l’islam comme partie intégrante de l’identité libyenne. Bien qu’il jouisse de “solides soutiens financiers” libyens, El Watan n’emportera qu’un seul siège à l’Assemblée constituante lors des premières élections libres du pays, le 7 juillet 2012. Belhadj perd dans son quartier de Tripoli contre un Frère Musulman. Mais le parcours de l’ancien jihadiste ne s’arrête pas là. Le dirigeant islamiste tunisien Rached Ghannouchi, confronté à la montée de la violence, l’invite à venir raisonner les jeunes islamistes tunisiens. Aujourd’hui, le bureau de Belhadj à Tripoli reste le point de passage obligé pour les journalistes et les diplomates étrangers en quête d’informations sur la région.

Accusations. Belhadj réclame des excuses

Le passé de Abdelhakim Belhadj lui colle à la peau. Aujourd’hui, l’homme est toujours accusé de mille maux. En janvier 2013, la presse algérienne le cite comme complice dans la prise d’otages de Tigantourine. Son nom est aussi apparu dans la presse tunisienne, qui l’a présenté comme un éventuel complice dans l’assassinat du dirigeant de gauche Chokri Belaïd, en février 2013. Quant à sa relation avec Al Qaïda, elle est souvent remise sur le tapis. Belhadj, lors de ses entretiens avec la journaliste Isabelle Mandraud et dans d’autres interviews, s’est défendu de toute implication dans ces exactions. Enervé par les accusations à son encontre, il a récemment réclamé, via la chaîne BBC, des excuses officielles de la part du Royaume-Uni et des Etats-Unis pour l’avoir remis aux services libyens. Au quotidien britannique The Guardian, il annonçait même son intention de mener une action en justice. Selon Mandraud, le sénateur américain John Mc Cain, lors d’une entrevue avec Belhadj, lui aurait présenté des excuses pour les mauvais traitements infligés à son épouse.