Souvenez-vous de la polémique Ahmed Assid, soulevée au printemps dernier : une mauvaise interprétation des propos du chercheur au sujet de la religion dans les manuels scolaires avait fait de lui l’ennemi numéro 1 de l’islam aux yeux des conservateurs (cf. TelQuel n°569). Ça vous revient ? Ces derniers jours, on a assisté à une sorte de remake de ce mauvais film. Mais la version automne 2013 du débat “école et religion” est encore plus palpitante. Ses acteurs et son contexte la hissent aux standards de polémique d’Etat.
Vous l’aurez deviné, il s’agit de la nouvelle affaire Noureddine Ayouch. Le président de la Fondation Zakoura et “accessoirement” publicitaire-communicant du Palais avait organisé début octobre un colloque international sur l’éducation. Un événement tenu six semaines après un discours royal plus virulent que jamais, qui jetait le discrédit sur la gestion gouvernementale du secteur de l’enseignement. Et les guest stars de l’événement n’étaient autres que deux influents conseillers royaux : Omar Azziman (nouveau patron du Conseil supérieur de l’enseignement) et Fouad Ali El Himma (big boss des conseillers). Une kyrielle d’officiels figuraient également dans la liste des intervenants : parmi eux, le futur ministre de l’Education nationale (nommé une semaine plus tard), le technocrate Rachid Belmokhtar. Bref, le genre de colloque qui porte la griffe du sérail. On est dans l’habillage protocolaire d’un événement placé sous le haut patronage royal, mais sans le sceau alaouite officiel. Cela, il ne faut pas le perdre de vue, mais il ne faut pas s’arrêter là.
A en juger par les 44 recommandations émises au terme des travaux, regroupées dans un livret digest d’une quinzaine de pages, les échanges ont dû être des plus enrichissants. Les propositions de ces experts ne sont évidemment pas toutes bonnes à prendre (certaines sont très démagogiques), mais de nombreuses recommandations sont pertinentes et méritent d’être étudiées en profondeur. Seulement voilà, les choses se passent différemment dans le plus schizo pays du monde. Chez nous, on préfère faire dans la provocation plutôt que de discuter le fond. Un tour de passe-passe made in Morocco pour tuer le débat dans l’œuf, pour éviter de voir éclore certaines vérités.
Le rapport du colloque signale par exemple que 67% des enfants qui ont la chance d’être préscolarisés le sont dans des msid ou kouttab (écoles coraniques), échappant à tout contrôle du ministère. Les conservateurs répondent à cela en qualifiant l’attaché de presse de l’événement comme l’ennemi du Coran (lire p. 16). Et quand les experts recommandent de faire de notre véritable langue maternelle, la darija, la langue d’apprentissage des premières clés de la vie (notamment dans l’enseignement préscolaire), les fervents défenseurs de l’arabisation crient à une “inimitié idéologique envers la langue de la religion”. Le Chef du gouvernement lui-même-qui reprend du poil de la bête après avoir sauvé son poste avec une nouvelle majorité- a parlé de “menace aux fondements de l’Etat”. Serait-ce sa manière de tracer une ligne de démarcation par rapport à un dossier de l’éducation qui lui échappe ? Ou est-ce juste une de ses fameuses sorties de route typiques de ses harangues ? La suite des événements nous le dira.
Quoi qu’il en soit, la véritable “menace aux fondements de l’Etat” dont parle Benkirane est ailleurs. On peut la déceler, entre autres, dans cette statistique reprise dans le rapport du colloque : après six ans d’études dans le primaire, 94% des écoliers ne maîtrisent pas l’arabe, leur principale langue d’enseignement. Il faut donc se rendre à l’évidence : l’arabe peut être notre première langue étrangère, mais n’est certainement pas notre langue maternelle. Si une majorité de Marocains peuvent baragouiner dans la langue des mou3alakat, ce n’est certainement pas leur langue maternelle. A défaut d’avoir bénéficié d’un statut de langue officielle dans l’actuelle Constitution, la darija peut au moins servir d’idiome de base pour former une génération de Marocains à l’aise dans leur identité. Mais, visiblement, on n’est pas encore prêt pour cela. La sonde Noureddine Ayouch a renvoyé un signal assez clair : nos conservateurs continueront à défendre mordicus l’arabe classique en prétendant défendre la langue du Coran. Et ce ne sera pas facile de les faire plier, même si leur argument est léger : il faut être aveugle pour ne pas voir que le message essentiel porté par ce livre sacré qu’est le Coran est universel… et donc traduisible même en Braille.