Installée dans la Fabrique culturelle des abattoirs à Casablanca, la compagnie Colokolo présentera, le 9 novembre prochain, son nouveau spectacle. Rencontre avec une troupe de cirque solidaire.
Entre les murs des anciens Abattoirs de Casablanca, une bascule fabriquée maison grince au rythme des sauts et voltiges des acrobates de la compagnie Colokolo. A 17h, les circassiens s’entraînent encore, sans relâche, ne consentant à s’arrêter que pour avaler un déjeuner tardif. Au menu du jour, poulet-frites, préparé au sein même de la Fabrique culturelle, où la compagnie dort, vit et travaille. Depuis quelques mois, le jeune collectif a élu domicile dans l’un des hangars des anciens abattoirs, transformant sa surface en laboratoire de recherche, ateliers (de soudure, de recyclage ou encore de couture), dépôt de matériel, dortoir et scène. “De l’extérieur, on pourrait nous considérer comme des squatteurs. C’est peut-être la bonne définition, mais on ne se sent pas comme tels. Notre association est la seule qui investit quotidiennement la Fabrique et lui donne vie”, se justifie d’emblée Yassine. Il a la trentaine bien entamée et le sourire des gens heureux : fraîchement élu président de l’association, l’homme à tout faire de Colokolo (il touche à la cuisine et à la régie comme à la fabrication de costumes) se sent investi d’une mission. “Quand j’étais petit, mon école donnait sur la place d’El Hank où se produisaient les cirques venus du monde entier. Une vingtaine d’années plus tard, me voici au service d’une compagnie, que je considère aujourd’hui comme ma famille. Je n’ai pas choisi le cirque, il s’est imposé à moi”.
Arts de rue
Née à Essaouira en 2007 sous l’impulsion d’un couple français, la compagnie marocaine d’aujourd’hui ne garde de l’époque de sa fondation que le nom (contraction de “colonie de vacances” et “écolo”) et l’esprit. Sa vingtaine de membres – des administrateurs, techniciens et artistes issus de Salé, Casablanca ou Marrakech – a entre 17 et 30 ans. Tous ont la même envie : renouveler l’histoire du cirque au Maroc. “Notre cirque à nous est contemporain, urbain, se reconnaît plus dans les arts de rue que dans les numéros classiques sous les chapiteaux”, revendique Badr. Le jeune acrobate et ses amis, pour la plupart formés à l’école Shems’y de Salé (“même si tout le monde n’a pas reçu son diplôme”, précise-t-il, amer), s’entraînent huit heures par jour en période creuse, et jour et nuit lorsqu’il faut monter un spectacle. Souvent, ils dirigent des ateliers de cirque pour enfants et, quand ils le peuvent, jouent dans la rue. Pour réinvestir l’espace public et y apporter un peu de joie, Colokolo s’impose devant des cafés du royaume, l’espace de quelques minutes. Jonglerie, portés, acrobaties, pyrotechnie ou manipulations d’objets, tout est bon pour faire oublier à l’audience le gris de sa journée. “Les gens se demandent si on est marocains ou pas, observent puis en redemandent”, raconte Hamza. “Les flics, eux, sont un peu moins contents”, ajoute-t-il en souriant. Le jeune circassien à la voix cassée a tout juste 17 ans. Il a la discipline et la rage de vaincre des athlètes, doublées des rêves des adolescents de son âge. Pour se consacrer au cirque, il a dû supplier ses parents, pleurer, puis prendre la décision de ne pas les écouter. “Mes parents sont encore à Salé, et ils ne sont jamais venus voir un de mes spectacles. Même lorsqu’ils en voient un à la télé, ils sont malheureux. Pour eux, je peux me briser la nuque à n’importe quel instant. J’en suis conscient, mais ça ne me fait pas peur. C’est ça, le cirque”.
Pas des clowns
“Lorsqu’on donne des micro-spectacles de rue, on ne s’habille pas en vert et rouge ou en tenue traditionnelle”, dit Badr. Tout comme ils ne “vendent pas leur art”, mais le “donnent à voir”. “Après, il nous arrive de tendre un chapeau magique à qui veut bien nous donner des sous. C’est souvent comme ça que l’on finance nos gros spectacles”, renchérit Mohamed Amar. Le funambule et danseur de 21 ans, dont le patronyme fait penser à un autre cirque bien connu, fait rire la galerie en s’imaginant être un héritier du cirque Amar : “Papa a un chapiteau, mais moi je préfère la rue”, blague-t-il. “On va laisser la société décider de ce qu’elle préfère : le cirque classique et ses fauves ou celui de demain”. Lorsqu’il reprend son sérieux, Mohamed confesse : “Le cirque marocain n’est pas encore connu du public. On commence peu à peu à se faire le nôtre, mais la plupart des gens ne connaissent que Hmada Mouss, Jamaâ El Fna et rêvent de tigres et d’éléphants”. “Si les gens veulent des animaux, on devrait proposer des tours à dos de mulet aux abattoirs, ça éviterait à ces pauvres bêtes de se faire cramer, et à nous d’étouffer à cause de l’odeur”, suggère Hamza en rigolant. Son rêve, c’est que Colokolo soit connu au Maroc, puis dans le monde entier. Que sa compagnie puisse partager ce qu’elle sait le mieux faire avec le maximum de personnes, sans qu’un policier ne le traite de clown et ne le bouscule sans ménagement en le menaçant de confisquer son matériel, fait d’objets récupérés et bricolé par d’autres membres de la compagnie. “Parfois, dans la rue, c’est le public qui prend notre défense face aux flics qui veulent que l’on arrête. Comme quoi, quand tu offres un peu de magie, les gens ont de la gratitude”.
Au café des artistes
“On parle avec le corps. C’est mille fois plus dur que d’exprimer une idée, mais lorsque le message passe, il est d’autant plus fort”, philosophe Hamza. Leur principale source d’inspiration ? La hogra, les petites gens, le peuple, bref, leurs expériences quotidiennes. Mohamed avait présenté, en France et au Maroc, une création inspirée des Mikhala, les fouilleurs de poubelles. Badr, lui, avait monté un spectacle autour du va-et-vient permanent d’un citoyen mené en bateau à la Moqataâ. Aujourd’hui, les artistes de Colokolo s’apprêtent à montrer leur dernier opus, Qahwa Nos-Nos, spectacle de cirque mêlant théâtre et danse, prévu le 9 novembre aux abattoirs. “A force de jouer devant des cafés, on a fini par s’en inspirer”, raconte le jeune Hamza. “Chacun de nous a pris un personnage, du cireur de chaussures au serveur endormi en passant par le client parano, le patron de café ou le beau gosse du quartier”, poursuit-il. “Mais attention, on parle des cafés populaires, ceux des souks où les gens s’assoient sur des caisses de fruits et légumes et passent la journée à réchauffer leur café noir, pas ces endroits chics comme… Comment il s’appelle, déjà ?” Comme le Café de France, répond Badr. A l’image du spectacle qu’ils présentent et de la rue qu’ils investissent, Colokolo manque d’artistes féminines. “C’est un mode de vie trop dur pour elles, même pour celles qui étaient avec nous à l’école… Souvent, elles laissent tomber ou se trouvent des boulots plus stables”, regrette Badr.
Après le 9 novembre, Colokolo s’envolera avec son cirque-café vers Marseille. A leur retour, ils espèrent lever des subventions, offrir des spectacles aux associations pour handicapés et, pourquoi pas, aller explorer l’Afrique. “Nous n’avons pas encore d’avenir, alors on prend de l’avance : on est en train de le construire”, conclut Badr.