Divan. Les complexes des Marocains

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A l’occasion de la publication de son dernier ouvrage, Un psy dans la cité, le psychanalyste Jalil Bennani décortique, pour TelQuel, les états d’âme de nos concitoyens.

 

Le spectre de la tradition 

“Les traditions appartiennent d’abord à l’histoire individuelle et collective. Aujourd’hui, elles ne sont plus ce qu’elles étaient. A la pointe de leur remise en question, il y a les jeunes. Ils appartiennent à la nouvelle génération, qui ne se reconnaît plus dans les valeurs qu’on voudrait continuer à perpétuer. C’est que les traditions peuvent véhiculer un certain nombre de normes, d’interdits et de tabous. La restriction à la liberté de parole, avec le concept de ‘hchouma’ qui en fait partie, consiste à ne pas dire ce qu’on pense devant quelqu’un faisant figure d’autorité, en signe de respect. La valeur positive de la “hchouma”  est devenue négative. Aujourd’hui, c’est celui qui n’est pas dans la “hchouma”, qui a osé s’exprimer, qui est porté aux nues, parce que capable d’exprimer ses désirs et ses attentes”.

“On a souvent parlé de schizophrénie du Marocain. Je préfère parler de pluralité identitaire. Pourquoi vouloir séparer les traditions et la modernité, lorsqu’on pourrait simplement prendre en compte les éléments de la tradition qui doivent changer ? La tradition peut se réinventer et s’inscrire dans l’actualité et les valeurs universelles. Nos spécificités culturelles n’empêchent pas notre intégration au monde moderne. Au lieu de voir cette pluralité des identités comme un déchirement, on peut la considérer comme une richesse. Les mutations sociales ne peuvent se produire dans la crispation. Le “mal d’identité”, lui, peut être défini comme une sorte de nostalgie. En perte de repères, se rattacher à un souvenir d’identité peut représenter une sécurité. Mais l’identité n’est pas figée. Elle est mouvante et fluctue au gré des époques. S’y accrocher de façon déterminée ne peut être que signe d’enfermement”.

 

Ces obscurs objets du désir

“Notre psychisme est bisexué. Dans l’inconscient de chacun réside une part masculine et une part féminine. Cette bisexualité nous renvoie au fait que l’identité sexuelle n’est pas uniquement déterminée par notre anatomie. C’est le désir qui structure notre identité sexuelle. Nos désirs font partie de notre structure humaine et façonnent nos pratiques sexuelles. Les réprimer ne les supprime pas. Reconnaître, pour un homme, sa part féminine, ne renvoie pas automatiquement à une forme d’homosexualité. Mais une grande affirmation de sa virilité, à l’encontre des femmes généralement, est souvent la traduction d’une peur de cette féminité refoulée”.

“Les désirs appartiennent à des époques, des cultures et des sociétés. Certaines d’entre elles ont libéré le rapport sexuel là où d’autres l’ont réprimé. Dans l’islam même, il y a le courant des jouissances et celui des interdits. C’est ce dernier qui domine, à notre époque. Mais rien n’est figé. Ainsi, à l’intérieur même d’une spécialité comme la psychiatrie, ce sont parfois les pressions sociales qui abolissent certaines classifications et catégories dites scientifiques. Par exemple, l’homosexualité, qui était rangée dans les perversions aux Etats-Unis, y est désormais considérée comme une forme de sexualité”. 

“Les frustrations existent chez tout être humain. Le désir est concomitant aux notions d’interdit et de manque. On cherche toujours les objets de ses premières amours, à travers une ressemblance, un trait ou une consonance. Mais des frustrations trop importantes peuvent engendrer des troubles, des névroses et des perversions. Empruntant des déviations du désir, le pervers peut prendre une personne comme objet du désir, dont il se sert, et non comme un sujet, un partenaire”.

 

Ma langue, mon drame

“La darija est la langue première dans laquelle l’enfant grandit, celle dans laquelle il structure ses premières phrases. Le débat autour de l’usage de la darija et de l’arabe classique représente une situation de diglossie, à savoir la présence de deux variantes à l’intérieur de la même langue. Même si elle n’est pas reconnue officiellement, la darija est inévitable. On la retrouve dans nos échanges quotidiens, dans la publicité, sur les réseaux sociaux, et même sur le divan. Souvent, utiliser une langue de maîtrise, telle que le français, permet de mettre de la distance par rapport à la langue des affects. Le jeu entre plusieurs langues n’est pas un handicap, mais une source de richesses”.

“La question de la langue écrite soulève fatalement la question du pouvoir. On voudrait faire passer la langue vernaculaire pour une sous-langue, et l’opposer à celle que l’on écrit, qui serait noble, parce qu’étant la langue du Coran. Mais la langue, comme l’identité, est liée à la parole. La sacralisation de l’arabe est un débat qui a été créé pour paralyser la langue. Pourtant on ne se prive pas d’introduire dans l’arabe classique des mots techniques venus d’autres langues”.

 

Hogra, de père en fils

“La hogra est une humiliation associée à la peur, à la censure. Pendant des générations, le fait d’avoir accepté des situations de soumission et de servitude a contribué à leur perpétuation inconsciente. Pour le psychanalyste, cette notion de transmission inconsciente est fondamentale. Nous pouvons transmettre une humiliation, une peur ou une censure à notre insu. Souvent, il n’y a pas de différence entre la censure et l’autocensure, puisque la première a imprégné, des générations durant, les facteurs pédagogiques et psychologiques qui fabriquent la seconde”.

“Cette transmission inconsciente peut expliquer que certains jeunes soient plus répressifs, traditionalistes et conservateurs que leurs parents. Quelque chose dans l’inconscient parental s’est transmis inconsciemment par le processus d’identification à travers les générations. Ce qui a été refoulé chez les parents devient alors exacerbé chez la progéniture. Cette transmission, par le vecteur du langage, est le fait d’individus qui sont eux-mêmes pris dans le collectif, et donc dans la société”.

 

Garder la foi

“Le champ religieux est caractéristique de la contradiction entre la réalité et l’éducation. Lorsque l’on donne un enseignement religieux dogmatique, qui ne prend pas en compte les différences sociétales d’époque et occulte les différentes interprétations, il est impossible, même avec toute la bonne volonté du monde, d’appliquer les préceptes enseignés dans la réalité. C’est là tout le problème de l’éducation religieuse enseignée au msid et à l’école. Est-ce que l’établissement scolaire joue son rôle en termes de compréhension, de critique et d’intelligence ? Je ne le pense pas. Les aspirations des gens, ce qu’ils vivent et pensent, se retrouvent en décalage total avec ce qu’on leur a inculqué”.

“La sacralité ne fait pas partie de la pensée rationnelle. Elle est, dans les religions monothéistes, la croyance en l’au-delà, le fait pour l’être humain d’aspirer à l’éternité, dépassant l’énigme irrésolue de la mort. Toujours est-il que la science n’évacue pas la spiritualité. Dans l’islam maghrébin, le champ religieux est imprégné de maraboutisme et de magie. Ces rites-là ne sont pas à situer dans une contradiction avec le passage vers le thérapeute scientifique. C’est une coupure, et non une opposition. Au lieu de rapporter ses souffrances à des causes sacrées et cosmiques, on interroge ce qui vient de soi, de l’individu. Une personne peut à la fois mettre sa spiritualité dans la consultation d’un marabout et attendre les résultats des progrès de la science”.

 

Parution. Un psy dans la ville

Après Le corps suspect, La psychanalyse au pays des saints, Le temps des ados ou encore Traces et paroles avec le regretté Mohamed Kacimi, Jalil Bennani revient avec Un psy dans la cité. Publié aux éditions La Croisée des Chemins, l’ouvrage est une série d’entretiens accordés par le psychiatre au poète et enseignant-inspecteur Ahmed El Amraoui. Destiné à répondre “à une demande, une attente”, l’ouvrage s’attelle à décloisonner les disciplines, en donnant à certaines problématiques sociétales soulevées par l’actualité un éclairage psychanalytique. Parole et bilinguisme, religions et spiritualités, enseignement et éducation, liens et ruptures familiaux, crises et défis de la jeunesse… autant de thèmes abordés par le psychanalyste de manière exhaustive, intéressante et accessible.