Au siège de la banque qui a l’amabilité d’employer notre héros, il y a deux types d’employés : les chefs et ceux qui veulent le devenir. Les premiers sont redoutables, les seconds encore pires. Un chef marocain, c’est un type qui ne conçoit pas l’exercice du pouvoir sans se sentir obligé d’en abuser. Dire non, c’est une sorte de plaisir lié à son poste, un peu comme les bons d’essence ou la place de parking réservée. Et puis, un chef qui dit non est forcément responsable, il passe pour un type rigoureux alors qu’il n’est qu’un sombre emmerdeur.
Régnant sur son service tel un petit Kim Jong Il, le chef bancaire profite de la soumission naturelle des employés pour terroriser son monde. Et il y a les autres, ceux qui veulent prendre sa place. Des gens a priori normaux, mais qui disposent d’une étonnante capacité à se passionner pour des affaires grotesques. Ils suivent les nominations, les affectations de véhicules, ils mesurent la taille des bureaux, l’âge de la secrétaire, ils savent si la ligne téléphonique est internationale. C’est compliqué, puisque le capitalisme marocain dispose d’un système d’avantages paramétrable à l’infini, qui permet de créer des différences de statut imperceptibles mais nécessaires pour distribuer de l’illusion. Ils commentent tout celà en attendant leur heure, le moment où ils pourront devenir des Kim Jong Il à leur tour. Ils supportent toutes les humiliations avec joie, convaincus que leur salut ne viendra pas de leur compétence mais de leur servilité. Ils ne réclament jamais leurs droits, ils se contentent de demander un service, et ils ont raison parce que le chef, flatté, acceptera plus facilement. Quand ils sont malades, ils prennent sur leur congé parce que le certificat médical risque de faire tache dans leur dossier. Ils ne travaillent pas dans une banque, ils font de la politique. Et puis il y a les femmes, qu’on peut séparer en deux catégories, les conquérantes et les fonctionnaires. La fonctionnaire se contente de sa position, elle est installée dans son poste tel le poulpe dans une cavité, confortable et impossible à débusquer. Elle travaille lentement, aime les procédures, donne l’impression que n’importe quelle tâche lui coûte un effort immense. Lorsqu’elle n’est pas en congé maladie, c’est qu’elle en revient et qu’elle est fatiguée. En général, on évite de la déranger, objectif atteint. On me signale à l’instant que cette description est affreusement sexiste, que je risque gros en écrivant ce genre d’énormité. Bon, d’abord c’est pas moi c’est Zakaria Boualem, et ensuite, on vous a pas entendu grogner quand les hommes étaient décrits plus haut avec la même mauvaise foi. L’égalité des sexes, c’est aussi valable devant la caricature, non ? Bon, on va quand même éviter de décrire la conquérante, parce que là, ça va être une intifada féministe, et ça c’est effrayant.
Et puis il y a Zakaria Boualem. Il n’est pas chef et ne développe aucune ambition dans ce sens. Surtout pas, la seule perspective de gérer des compatriotes le plonge dans la terreur. Il a suffisamment de conscience professionnelle pour faire correctement son boulot, mais pas assez pour participer à la pénible comédie de la vie d’entreprise, c’est une question d’amour propre. Son sens de la répartie et son humour un peu particulier lui valent une collection d’ennemis conséquente. Il a même réussi à vexer des gens qu’il connaît à peine. Il ne s’en plaint pas, il a l’habitude de dire qu’il existe une bonne partie de la population avec qui la fâcherie est une issue tellement évidente à leur relation qu’il vaut mieux la précipiter, qu’on en finisse. Il passe pour un type bougon et de mauvaise compagnie, alors que lui-même se trouve très drôle.
Il traîne une sale réputation, et il aime bien ça. De temps en temps, il se dit que c’est un peu bizarre, parce qu’il n’a jamais fait de coup tordu à personne. Il oublie que ce qui compte ici, ce n’est pas ce que tu fais mais ce que tu dis. On trouvera toujours des excuses à un félon qui fait des sourires à tout le monde, plus rarement à un type correct qui n’est pas en campagne électorale. Voilà dans quel monde vit notre héros, plus de huit heures par jour.
Il voulait vous raconter ça cette semaine, histoire de mieux se connaître, et merci.