Pour la première fois, des bonnes philippines témoignent à visage découvert du calvaire qu’elles vivent avec leurs employeurs marocains. Affamées, torturées, voire violées, elles nous racontent une hideuse réalité passée sous silence.
Elles s’appellent Annalissa, Bilia et Fiona. Elles sont jeunes et ont quitté leur pays, les Philippines, pour venir travailler au Maroc. Leurs vies ont vite tourné au cauchemar. Embauchées comme domestiques par de riches familles, elles ont fini par devenir des esclaves de “maîtres” arrogants et inhumains. En décembre, au siège de l’ODT (Organisation démocratique du travail), elles sont venues témoigner de ce qu’elles endurent. Privées de leurs salaires et de leurs passeports, la plupart d’entre elles ne rêvent plus que d’une chose : pouvoir rentrer chez elles. “N’ayons pas peur des mots ! Certains employeurs marocains leur ont fait subir les mêmes atrocités que l’on a toujours reprochées aux employeurs des monarchies du Golfe embauchant des domestiques marocaines. C’est inacceptable et cette situation ne peut plus durer”, nous déclare l’un des organisateurs de la rencontre du 5 décembre.
Ma liberté pour 4000 dollars !
Annalissa a miraculeusement échappé à la famille rbatie qui l’employait et la séquestrait. Son passeport a été confisqué et l’est toujours. En 11 mois de quasi-esclavage, elle n’a perçu que 1600 DH au lieu des 2000 DH mensuels convenus initialement. Le 25 octobre 2012, son patron fait pire : il profite de l’absence du reste de la famille pendant quelques jours pour la violer. Le sort de Bilia n’est guère différent. Ses journées de travail étaient interminables. Mais sans percevoir un sou pendant des mois avec, en prime, les pires privations. Son employeur, quand elle osait protester, l’affamait pendant des jours entiers, et la maîtresse de maison la battait. Elle la menaçait surtout d’envoyer à ses trousses des gens pour “lui régler son compte” si jamais elle tentait de s’enfuir. En fin de compte, elle a franchi le pas et sauté d’une fenêtre. Elle s’en est sortie avec un coude cassé, mais presque libre : il lui reste à récupérer son passeport pour pouvoir rentrer chez elle. Pour cela, son ancien employeur lui réclame 4000 dollars, soit la somme (prétendument ?) versée à des intermédiaires. Dans la salle, présent parmi l’assistance, le consul honoraire des Philippines suit les témoignages des victimes. A la fin, Porto Joselito ne peut plus se retenir et fond en larmes. Il va finir par se reprendre pour balancer des statistiques sur ce phénomène. Au total, 3000 jeunes femmes philippines travaillent au Maroc. Une bonne partie est embauchée par des familles marocaines avec un bon contingent qui se concentre dans les seules villes de Rabat et Casablanca. L’une des révélations chocs de ces “auditions publiques”, une première au Maroc, est qu’un ancien général de l’armée marocaine emploie à lui seul, et dans les mêmes conditions, cinq domestiques philippines.
De Manille à Casablanca
Mais comment ces jeunes femmes atterrissent-elles au Maroc ? Ali Lotfi, secrétaire général de l’ODT, ose un début de réponse : “Il n’y a aucun problème avec celles qui viennent via des agences spéciales et avec des contrats en bonne et due forme.” Le problème se pose pour les domestiques qui sont repérées sur place par des intermédiaires. La réalité est que, depuis quelques années, un véritable réseau de “traite des Philippines” s’active entre les deux pays. Pour entrer au Maroc, nul besoin de visa, et les jeunes femmes sont interceptées aux aéroports par les membres marocains du réseau. “M. Joselito a dévoilé l’identité de trois ressortissants marocains, dont une femme, qui s’adonnent à ce genre de commerce et nous avons demandé aux autorités de diligenter une enquête”, poursuit Ali Lotfi. En effet, l’ODT affirme avoir adressé des lettres à la fois au Chef du gouvernement, aux ministres de l’Intérieur et de l’Emploi et même, récemment, au CNDH (Conseil national des droits de l’homme). Mais le syndicat n’a reçu aucune réponse pour le moment. Des plaintes auprès de la justice ? Idem. “L’avocat de notre centrale syndicale a déposé quatre plaintes et nous attendons toujours”, précise Ali Lotfi. Et ce n’est pas la première fois que des plaintes de domestiques philippines ne reçoivent aucune suite. Chez la police, les victimes ne sont jamais prises au sérieux et se voient demander de citer des témoins pour appuyer leurs accusations. “Impossible quand cela se passe à l’intérieur des maisons”, souligne un autre dirigeant de l’ODT. Et avec cela, il ne faut pas oublier le facteur linguistique. Les domestiques philippines parlant essentiellement l’anglais, elles arrivent très mal à se faire comprendre par des interlocuteurs arabophones ou, au mieux, francophones.
Briser le tabou
La rencontre organisée par l’ODT a du moins eu le mérite de briser le silence sur un sujet considéré comme tabou au Maroc. Les témoignages des victimes ont été relayés par la presse internationale. Et de plus en plus de victimes se manifestent. Quelques jours après sa tenue, deux autres bonnes philippines ont ainsi trouvé “refuge” au siège du syndicat à Rabat. “Elles ont fait une incroyable gymnastique pour échapper à leurs employeurs”, explique un dirigeant de cette centrale syndicale, la première au Maroc à se doter d’un syndicat de travailleurs immigrés. Et les choses prennent plus d’ampleur avec des interventions diplomatiques : mi-décembre, l’ambassadeur des Philippines en Libye (qui couvre aussi le Maroc où Manille n’a pas d’ambassade) a débarqué au royaume pour suivre de près l’évolution de ce dossier et trouver une solution pour celles des domestiques qui ont réussi à fausser compagnie à leurs employeurs. “Les rescapées ne bénéficient d’aucune assistance et elles continuent à être harcelées et menacées au téléphone”, répond un responsable de l’ODT. Aux dernières nouvelles, huit d’entre elles ont été hébergées chez un bénévole. “Nous n’avons aucune structure d’accueil adaptée à ces cas et nous comptons sur les moyens du bord pour leur venir en aide”, enchérit Ali Lotfi, qui lance un SOS aux bienfaiteurs. Objectif : trouver un logement décent où ces jeunes femmes pourraient se retrouver en communauté en attendant une issue à leur calvaire. De toutes les manières, un pas est déjà franchi du moment où les victimes ont pris leur courage à deux mains pour témoigner. Même si, pour le moment, elles n’ont que le soutien de l’ODT. “Ce n’est que justice. En Europe, ce sont les syndicats qui ont toujours été aux côtés de nos compatriotes expatriés. Nous ne faisons qu’apporter notre contribution selon nos convictions”, conclut Ali Lotfi.
Zoom. L’envers du décor Une bonne ou une nounou philippine, recrutée pour prendre soin d’une personne âgée ou d’un nourrisson, n’est pas toujours réduite à une sorte de “faire valoir” ou à quelque simple “caprice de riches”. Des témoignages recueillis auprès de cette communauté attestent que de jeunes femmes philippines ont pratiquement été adoptées par leurs employeurs marocains. “Certaines, bien payées et bien traitées, sont devenues comme des membres de la famille et elles sont loin de se plaindre”, nous explique une source syndicale. “Quant aux ignobles pratiques de certaines familles, elles ne reflètent ni notre culture, ni ne respectent les préceptes de notre religion”, ajoute la même source. A part les domestiques philippines, plusieurs familles marocaines ont opté pour des bonnes en provenance du Mali ou du Sénégal sur la base d’une convention qui a été signée entre le Maroc et ces deux pays. Mais si le nombre de domestiques philippines est estimé à 3000, aucune statistique fiable n’est disponible quant aux autres nationalités. |