Zakaria Boualem est coincé dans un embouteillage, il a l’impression d’avoir passé la journée à observer le coffre du taxi qui le précède. C’est l’horreur, et allez savoir pourquoi, il entend dans sa tête la musique abominable de la semaine du cheval. Il se dit que le tramway va bientôt arriver et régler tout ça, c’est certain. Enfin, il s’avance peut-être, le bougre. Parce que le nouveau Code de la route était censé améliorer la sécurité sur les routes et nous avons droit à un drame chaque semaine. Le championnat de foot professionnel était censé améliorer la situation de nos joueurs et nous avons eu deux morts depuis sa mise en place. Pour chasser ces idées noires, il allume la radio. Un certain Abdelqouddous Boufous explique qu’il travaille sur son prochain single, que le public attend avec impatience. Il a la responsabilité de lui proposer une œuvre digne de son précédent single, qui était d’ailleurs son premier. Il parle de lui à la troisième personne, c’est une torture. Ce qui donne des phrases comme : “Abdelqouddous Boufous sait qu’il a une responsabilité envers son public, mais inchallah, il ne le décevra pas, parce que hamdoulillah, Abdelqouddous Boufous travaille jour et nuit avec son moula7in et son parolier”. C’est très bien. Si vous ne connaissez pas cet artiste, ce n’est pas parce que le nom a été changé, il est réellement inconnu je vous promets. Zakaria Boualem se demande d’où vient cette pénible mode qui consiste à parler de soi-même à la troisième personne. Il se souvient que Talal El Karkouri, le défenseur karatéka, faisait ça avec brio. Il jugeait même utile de faire précéder son nom par sa profession, sans doute de peur qu’on ne pense qu’il parle d’un homonyme boucher ou douanier : “Le joueur Talal a fait une bonne première mi-temps, ensuite il a eu mal à la cuisse…” Il paraît que cette tradition vient de notre méfiance pour le “je”. Voilà donc comment un appel à l’humilité finit en invitation au narcissisme. Bon cette chronique s’enlise un peu, comme Zakaria Boualem dans les embouteillages. Mais c’est son cerveau qui divague, on ne fait que décrire le processus. A la radio, Abdelqouddous Boufous continue de parler de son œuvre comme s’il avait construit une pyramide à mains nues. Zakaria Boualem a l’impression que nous disposons d’un nombre important de mythomanes dans notre belle société. Regardez autour de vous, il y a une certaine tendance à se surestimer. ça doit venir de l’enfance, se dit le Guercifi, qui a progressé de huit mètres depuis le début de cette chronique. Prenons un enfant anglais, par exemple. A l’école, on va lui proposer de faire un spectacle de théâtre ou de jouer dans un groupe de musique, et quel que soit son talent, il sera applaudi. On lui proposera de faire du sport et, dans tous les cas, il trouvera une équipe qui accueillera ses exploits, une communauté où il sera glorifié, une équipe dont il sera le Messi. En classe, on lui demande d’exprimer ses idées, ses goûts, on l’écoute et parfois même on le félicite. S’il a du mal à s’exprimer en public, on l’encourage… Bref, son ego sera irrigué. Zakaria Boualem n’a vécu aucune des scènes précédentes. Aucun individu ou groupe d’individus n’ont jamais jugé utile de le mettre en valeur, c’est comme ça que ça se passe chez nous. Le résultat, c’est que lorsqu’on lui demande enfin de s’exprimer, il en profite pour squatter une page pendant dix ans sans la moindre retenue, il se prend pour un philosophe… Le gamin marocain, dont l’ego n’est jamais glorifié, n’a d’autre solution que celle de se glorifier tout seul, il finit par s’inventer une réalité dont il est le héros. On a tous besoin d’un minimum d’estime de soi et notre pays nous en offre bien peu. Comprimé, privé d’irrigation, son ego explose au mauvais moment. Voilà, ca s’est décongestionné, ça roule maintenant. Désolé de vous avoir infligé cette chronique décousue, mais vous savez comment ça se passe dans les embouteillages, on passe le temps comme on peut, et merci.