Quel est le point commun entre Khalid Alioua, Tawfiq Ibrahimi, Abdelhanine Benallou et Mouad L7a9ed ? Le premier est l’ancien patron du CIH, il a 63 ans et a déjà été deux fois ministre, en plus d’avoir occupé la fonction ô combien symbolique de premier porte-parole du gouvernement d’Alternance. En 1998, donc, au moment où un Hassan II adoubait enfin la gauche, c’était lui, Alioua, qui souriait devant toutes les caméras de télévision pour nous convaincre que “le Maroc a changé”. Le deuxième, 53 ans, est l’ancien patron de l’Office des pêches, de la Comanav et du port de Tanger Med. C’est un brillant technicien qui appartient à la génération dorée des champions nationaux, à l’image d’autres golden boy comme Khalid Oudghiri, Saâd Bendidi, etc. Le troisième, 59 ans, est l’ancien patron de l’ONDA, et il a longtemps régné sur le ciel marocain. Produit de la classe moyenne, il représentait, à la manière d’un Abderrahmane Saïdi (ancien de la Samir, ex-ministre), une sorte de rêve marocain, parti de pas grand-chose pour arriver tout en haut. Le quatrième, 25 ans au compteur, est un jeune rappeur des quartiers pauvres de Casablanca, ouvrier le jour et chanteur-mixeur la nuit. Il a grandi là où il n’est possible de s’en sortir que par le foot, la musique ou le trafic de stup’. Voire le Hrig.
Alors, qu’est-ce qui lie ces quatre-là ? La prison, évidemment. Alioua, Ibrahimi, Benallou et L7a9ed sont aujourd’hui quatre pensionnaires de Oukacha, célèbre centre de détention niché dans le quartier industriel de Casablanca. Il leur arrive de se croiser dans les couloirs, certains ont même noué connaissance et sympathisé, eux qui, au départ, auraient pu se rencontrer sans se serrer la main. Leurs cas sont très éloignés les uns des autres, mais ce qui les lie réellement, c’est une forme d’injustice qui plane au-dessus de leur tête. Parce que, au moment où ces lignes sont écrites, aucun d’entre eux n’aurait dû se retrouver en prison.
Alioua, Ibrahimi et Benallou sont à Oukacha parce qu’on leur reproche, grosso modo, de nombreux dysfonctionnements liés à la gestion de leurs boîtes. Le problème, c’est qu’ils ont été jetés en prison avant que leur culpabilité n’ait été établie par un tribunal. Ils sont incarcérés par anticipation et leur détention préventive est d’autant plus incompréhensible qu’ils peuvent, chacun, présenter toutes les garanties nécessaires à l’obtention d’une remise en liberté provisoire. Pire, certains d’entre eux, et c’est notamment le cas d’Ibrahimi, ont été arrêtés sur la base de procédés illégaux (écoutes téléphoniques sans mandat préalable du procureur) et avec une violence inouïe. Au point où l’on peut se demander : ont-ils été arrêtés ou enlevés ?
Du coup, l’argument selon lequel l’arrestation de ces managers sert la moralisation de la vie publique produit l’effet contraire. Il est bidon. Qu’est-ce que c’est que ce besoin de justice qui viole la justice et prétend moraliser la vie publique ? Qu’est-ce que c’est que ce pays qui jette ses dirigeants en prison avant de les écouter et de leur offrir une chance de se défendre ? In fine, quel est le message exact que l’on veut faire passer ?
Voyez comment le Maroc traite, aujourd’hui, trois hommes qui contrôlaient, il y a peu, et dans le même temps, les airs (Benallou), les mers (Ibrahimi) et une des plus importantes banques du pays (Alioua). Révoltant – au-delà même des torts dont se seraient rendus coupables les trois hommes.
Mouad L7a9ed, au moins, a eu la “chance” d’avoir un procès avant d’être jeté en prison. Mais quel procès : une mascarade ! Condamné à un an de prison pour avoir soi-disant insulté la police dans l’un de ses textes, il figure aujourd’hui parmi les nombreux détenus d’opinion du royaume, essentiellement des militants du Mouvement du 20 février. Même si le rappeur a mis à profit son incarcération pour parfaire son éducation (il lit d’arrache-pied et compte se présenter, bientôt, en candidat libre au bac), ce dont on ne peut que se réjouir, comment ne pas se révolter ? Mais qu’est-ce que c’est que cette machine judiciaire qui enfonce les victimes au lieu de les rétablir dans leur droit ? Qu’est-ce que c’est que ce pays qui croit aller de l’avant en mettant ses meilleurs fils derrière les barreaux ?