Depuis le Printemps arabe, la satire a investi le Web marocain, faisant de l’humour l’ultime refuge contre la morosité ambiante. Passage en revue des principaux caricaturistes de la place.
Des dessins sur la monarchie, des montages vidéos tournant en dérision les hommes politiques, des Trolls (les personnages type Bouzebal) portant un regard cynique sur la société marocaine, et, cerise sur la Toile, un remix raï des bourdes de Mohamed El Ouafa, le ministre de l’Education… Dès qu’il s’agit de rire, la galaxie Web fait preuve d’une grande créativité. Au milieu de cette marmite humoristique, trois agitateurs se distinguent. Khalid Gueddar, ancien dessinateur du site français Bakchich et créateur de Baboubi.ma (lancé en 2012 et fermé trois mois plus tard). Hamza Badih, 19 ans, étudiant et créateur de la page Facebook Moroccan Trolls (qui compte plus de 200 000 fans !). Et enfin, Curzio Malaparte -pseudo adopté en hommage au célèbre écrivain italien à l’humour féroce-, 25 ans, gérant d’un restaurant et actif dans le milieu de la culture à ses heures perdues. La page de ce dernier comptabilise à peine plus d’une centaine d’abonnés, mais commence sérieusement à faire parler d’elle tant ses dessins frisent l’impertinence. Leurs motivations ? Le plaisir de s’amuser, mais aussi la volonté de s’exprimer, de vulgariser l’actualité et de susciter des réactions chez les internautes.
D’Akhbar Souk à Baboubi
Beaucoup l’ont oublié, mais le Maroc n’en est pas à son coup d’essai en terme de satire. Pendant les années 1970, dans le contexte trouble des années de plomb, l’hebdomadaire Akhbar Souk (en darija), réalisé par Mohamed Filali, Hamid Bouhali et Larbi Sabbane avait excellé dans cet art. Aujourd’hui, l’humour satirique réapparaît et l’élément déclencheur est sans conteste le Printemps arabe. Au cours de cette période, le nombre d’utilisateurs d’Internet a littéralement explosé (actuellement, on dénombre 13,2 millions d’internautes marocains) et les langues se sont déliées. Le phénomène s’explique notamment par la liberté d’expression que permet Internet : “Si on manque de liberté dans la vie réelle, ce n’est pas le cas sur Internet, qui est devenu l’ultime refuge”, affirme Curzio. “Le Web est quasiment incontrôlable, explique Khalid Gueddar, les informations circulent rapidement, on est dans l’instantané”. Accessible à tous, n’importe qui peut aujourd’hui se créer un profil Facebook ou un compte YouTube et diffuser ses propres caricatures ou montages. C’est d’ailleurs là-dessus que repose le concept des Moroccan Trolls : “C’est ouvert à tout le monde. Chacun peut participer et alimenter la page”, poursuit Hamza. Cependant, l’idée selon laquelle le Web serait 100% libre est à nuancer. “Il est tout à fait possible d’avoir des problèmes. Mais il y a plusieurs techniques pour les éviter, notamment en utilisant des pseudonymes ou en hébergeant son site à l’étranger”, souligne Khalid Gueddar.
La révolution par le triguil
“Les gens attendaient un changement, mais il ne s’est pas produit. Ils n’ont plus foi dans les discours politiques, ils sont désabusés”, explique le créateur de Baboubi. Révolutions, bouleversements politiques et crise économique… le Maroc évolue dans un contexte difficile où le rire semble être l’unique alternative à la morosité ambiante. “Les Marocains ne prennent plus les annonces des politiciens au sérieux. A la place, ils choisissent de devenir acerbes, critiques et de prendre la politique au second degré», déclare Khalid Gueddar. L’humour serait donc une manière de dédramatiser mais aussi une nouvelle façon de militer. «La satire est une manière de dénoncer, d’envoyer des messages aux gens et de mettre le doigt sur les problématiques marocaines”, explique, de son côté, Hamza Badih. “Tout passe par le rire, estime Curzio, les choses passent mieux lorsqu’on les tourne en dérision ou qu’on les traite avec légèreté. Sans oublier qu’une société doit savoir rire d’elle-même”. Du côté des médias traditionnels, il semble que l’humour soit laissé pour compte. “La presse exploite ces outils dans le simple but de divertir et de détendre le lectorat. Les journaux sont frileux et n’osent rien”, analyse Khalid Gueddar. La circulation de l’information est extrêmement rapide sur le Net. Du coup, les médias sont souvent dépassés. En Tunisie, Nessma TV essaye de suivre le mouvement avec le lancement des Guignols du Maghreb. L’émission trouve un fort écho sur le Web marocain, mais ne parvient pas à combler tous les manques. Les internautes en veulent plus. Un besoin caractéristique des digital natives, ces jeunes nés au début des années 1990 et qui ont grandi avec le numérique. Connectés avec le reste de la planète et marqués par les bouleversements du monde arabe, ils sont sans cesse tentés de repousser encore plus loin les lignes rouges.
Lignes rouges, forever ?
Toutefois, peut-on réellement rire de tout dans le plus beau pays du monde ? “Trois tabous demeurent encore et toujours : la religion, la monarchie et l’ultime interdiction, à savoir le sexe. Les gens acceptent plus volontiers un dessin sur le roi que sur la sexualité”, affirme l’ancien dessinateur de Bakchich. Plusieurs dessinateurs et internautes se sont frottés à ces interdits et autant dire qu’ils s’y sont piqués. C’est le cas de Khalid Gueddar, qui a connu de sérieux démêlés avec la justice. Faute de financement, il a également dû fermer son site : “Les annonceurs refusent de s’associer à une personne ou à des messages jugés subversifs. Sans ressources, je n’ai pas eu d’autres choix que d’arrêter. Aujourd’hui, je ne trouve plus de travail”. De son côté, Curzio explique : “La censure ne vient pas seulement des autorités, mais de la société elle-même”. Pourquoi ? “La société est comme une éponge, elle s’est approprié les valeurs que le système lui renvoie. Aujourd’hui, tout passe par le prisme religieux”, poursuit-il. Quant à Hamza Badih, il estime que la liberté d’expression doit être totale, tout en évitant de heurter la sensibilité des gens. Comment ? “En évitant les attaques frontales et en la jouant finement”, affirme Gueddar. Curzio Malaparte soutient la même idée : “Les gens ont peur du changement radical. Nos dessins doivent être de plus en plus transgressifs, mais cela doit se faire petit à petit. En clair, être plus intelligent que ceux qui veulent nous bâillonner”. Et les trois interlocuteurs sont déterminés à ne pas baisser les bras. “On doit prendre nos responsabilités et continuer à diffuser nos idées”, conclut Khalid Gueddar. A bon entendeur !
Zoom. Benky, un personnage très bankable Abdelilah Benkirane est omniprésent dans les blagues et dessins des humoristes du moment. On le retrouve aussi bien dans les Guignols du Maghreb que sur les pages de Moroccan Trolls. Clairement, le Chef du gouvernement est un des personnages les plus bankables et les plus inspirants du moment. “Abdelilah Benkirane possède un certain charisme, il a des mimiques très parlantes, de nombreux tics de langage et commet beaucoup de bourdes. Il est donc très facile à caricaturer”, explique Hamza Badih. Lorsqu’ils font de l’humour à propos de la vie politique du pays, les Moroccan Trolls ne jurent que par lui. Les traits qui reviennent de façon récurrente sont son sentiment de persécution, ses mouvements d’humeur, son populisme, ses blagues jugées un peu trop lourdes et ses difficultés à agir. Depuis septembre dernier, un utilisateur a lancé sur Facebook des planches basées sur le principe des romans photos, intitulées le “Benkyky Show”, qui comptent 7 épisodes jusqu’à présent. Celles-ci sont visibles sur http://www.facebook.com/momozemioscomics |