Un ami à Zakaria Boualem, grand cinéphile, lui a récemment posé la question suivante : comment se fait-il que notre quotidien déborde d‘histoires truculentes alors que notre cinéma en manque ? Je ne sais pas pourquoi cet ami (qu’on appellera Abdellah parce que c’est son nom) a posé cette question à Zakaria Boualem, il arrive souvent que des gens pensent qu’il a des réponses. Ils se sont mis à imaginer tous les deux ce que donnerait un film de guerre par exemple, avec un Cabrane Larbi à la voix testostéronée, à court de munitions, défendant une gorge avec un jebbad et repoussant les vagues ennemies sur fond de musique héroïque et avec quelques ralentis… Puis ils se sont arrêtés net avec l’impression diffuse qu’ils étaient en train de toucher à une sacralité. Oublions les films de guerre, ok… Abdellah lui a raconté l’histoire de deux potes, parfaitement véridique. Deux gars sans histoires, qui se sont fait arrêter vers 23h sur un boulevard casablancais par des policiers à moto sans aucune raison apparente. On leur explique alors qu’ils sont recherchés. Ils commencent par rigoler, puis ils rigolent moins lorsqu’on leur annonce qu’il faut attendre la staffette pour les emmener au commissariat. Lorsque ladite staffette arrive, il est 1h du matin, plus personne ne rigole du tout. A la préfecture de police, ils poireautent encore deux heures en fort belle compagnie puis on leur explique qu’il y a une erreur et qu’ils ne sont plus recherchés. Ils se disent qu’ils ont de la chance, c’est comme ça chez nous. Les chanceux ne sont pas ceux qui gagnent au Loto, mais ceux qui échappent à un arbitraire catastrophique. Soudain, le policier change de ton, il devient gentil et leur propose un petit café. C’est louche. Il leur annonce alors, l’air un peu gêné, que leur véhicule s’est décroché de la dépanneuse et qu’il est complètement fracassé. Comme c’est dommage, hein ?… ça s’est passé vendredi dernier, et la suite est authentiquement kafkaïenne. N’est-ce pas une histoire burlesque qui mériterait un petit court métrage ? Mais là encore, il est question de police, et comme on ne sait pas vraiment où se situe la ligne rouge, il vaut mieux laisser tomber encore une fois, de peur de toucher à une sacralité en passant. Bon, c’est pas grave, il y a d’autres histoires vraies. Celle du héros aéronautique de Berrechid, par exemple… Un bonhomme qui annonce avoir construit un avion à partir de matériel récupéré, et en trois mois allah y khellikom. Un avion à moteur et qui vole, précisons-le, et qu’il compte offrir au roi à la prochaine fête du trône. Des articles sérieux se succèdent pour relayer cette information absurde, on célèbre le génie marocain, on parle de prodige, de construction d’un pôle d’industrie aéronautique. Les autorités locales, alertées, confisquent l’objet de peur qu’il ne survole quelque sacralité. Sur Internet, on s’indigne de voir l’état œuvrer contre le génie de son propre peuple. Jusqu’à ce point du récit, personne n’a vu cet engin voler, mais la puissance de l’autopersuasion peut porter l’homme aux confins de l’hallucination. Une commission, ou, disons-le carrément, une lajna se déplace de Rabat pour étudier l’objet, conclut qu’il ne peut pas voler, et l’indignation reprend. Chacune des phrases précédentes porte en elle une charge d’absurde colossale, relisez-les tranquillement en les imaginant filmées à la Kusturica, façon Chat noir chat blanc. Imaginez les autorités locales qui se réunissent pour débattre, les journalistes qui s’enthousiasment, la lajna qui prend le train et qui se penche, littéralement, sur l’objet, les essais d’envol foireux, le désarroi du héros… Oui, cette fois-ci nous tenons bien un film. Ne remerciez pas Zakaria Boualem, il a plein d’idées comme celle-là, et plein d’amis comme Abdellah pour lui en souffler de nouvelles. Il pense que cette période de notre histoire devrait être documentée au maximum pour que les générations à venir puissent savoir ce que nous avons enduré comme délire collectif. Allez, au travail, et merci.