Dans le long entretien qu’il nous accorde cette semaine (http://bit.ly/Ry04E7), Stéphane Charbonnier, alias Charb, Monsieur Charlie Hebdo, celui par qui le scandale (des caricatures du prophète) arrive, nous dit plein de choses intéressantes dont une en particulier, sur laquelle je veux m’arrêter : “Notre unique responsabilité est de respecter la loi française”. Tout journaliste qui se respecte aimerait reprendre cette phrase à son compte. Nous exerçons un métier délicat puisque nous manipulons les mots pour produire du sens, et ces mots, ce sens, ne nous appartiennent plus à partir du moment où ils sont diffusés, donc libres d’interprétation. Je peux écrire une chose, mais n’importe qui peut s’en prendre à moi parce qu’il a lu autre chose. Suis-je responsable de ce qu’il a compris, déduit, ressenti, interprété ?
Au Maroc comme dans le reste du monde arabe, nous sommes tenus par la loi. Le problème, c’est que la loi, déjà liberticide (au Maroc, le Code de la presse sanctionne d’une peine de prison de très nombreux délits de presse), est soumise à un double cadenas. Celui du pouvoir politique…et celui de la rue. Le pouvoir politique verrouille en amont et la pression populaire punit en aval. Ces deux tenailles écrasent toute velléité d’indépendance, elles effacent tout souffle de liberté, elles vous déshabillent de la tête aux pieds et vous jettent au feu à chaque fois qu’elles en éprouvent le besoin.
La combinaison de ces éléments nous donne concrètement le résultat suivant : quand un journaliste marocain ou arabe se retrouve devant un juge, il ressemble à l’équipe du Raja au moment d’affronter le Barça de Messi. Le match est perdu d’avance et toute la question est de savoir “combien” : 5-0 ? 3 millions d’amendes ? 1 an de prison ? Avec ou sans harcèlement policier ou menaces de mort postées par n’importe quel quidam ?
Le Maroc n’est pas un pays libre. C’est ainsi qu’il est catalogué par l’écrasante majorité des observateurs et des organisations de veille dans le monde. Inutile de crier au complot, nous sommes à notre place. Il existe bien une petite marge et le journal que vous tenez entre les mains s’y est depuis longtemps engouffré, essayant de la repousser et de l’approfondir, inlassablement, patiemment, semaine après semaine. Nous avançons mais avec la nette impression de le faire à contre-courant. Parce que derrière, il n’y a aucune garantie, aucun rempart objectif, aucun recours. Théoriquement, ce recours ultime s’appelle la justice, la loi. C’est la coque qui protège un Charlie Hebdo par exemple. Cette coque n’existe pas dans un pays non libre comme le Maroc. La loi et la justice sont inféodées au pouvoir politique, et très à l’écoute de la pression populaire, au point qu’un juge peut vous condamner sans même recevoir de consigne directe, juste parce qu’il croit bien faire, parce qu’il imagine que “c’est ce que veut le pouvoir, c’est ce que veut la rue”. A ce stade, le verrouillage et l’aliénation de la justice ne relèvent plus du factuel ou du politique, mais du culturel et du mental.
Pour revenir au tollé soulevé par nos confrères de Charlie Hebdo, il est finalement de bonne guerre. Le journal satirique a fait le boulot pour lequel ses fidèles le lisent chaque semaine. C’est son droit le plus absolu. Si des gens ont été choqués ou mis en danger, ils peuvent railler l’ami Charlie (c’est ce que suggère Charb lui-même, grand athée devant l’éternel) ou saisir la justice. C’est leur problème. Dans un pays libre comme la France, les juges sauront faire la part des choses avant de rendre leur sentence. Point barre.