Reportage. Au paradis des chineurs…

Par Nina Kozlowski

Au quartier Hay Hassani de Casablanca, souk Ould Mina est La Mecque des amateurs de brocante. Visite guidée de ce marché aux puces de plus en plus prisé.

Dimanche, 15h, le soleil cogne sur les deux hectares des toits en tôle de souk Ould Mina. A l’extérieur, c’est un véritable bric à brac. Literies, baignoires et baskets sont exposées à la vue des passants. Autour, un quartier populaire et un terrain vague jonché d’ordures. A l’intérieur c’est une fourmilière, ça sent la poussière, l’essence de térébenthine, le cambouis et les grillades. Il est difficile de savoir où donner de la tête tant il y a de matières et de couleurs diverses et variées. On est en pleine caverne d’Ali Baba, ou plutôt dans un Kitea version old school. Ici, il y a tellement de choix qu’il est possible de meubler entièrement sa maison. Mobilier Art-déco, seventies ou moderne, lustres à pampilles ou lampes design, pianos, livres, vases, bibelots, services à vaisselle et même des salles de bain complètes. De l’infiniment grand à l’infiniment petit, de l’utile au moins utile, des années 1900 aux années 2000.

 

Le nouveau Derb Ghallef

Auparavant, le temple de la brocante était basé au souk de Derb Ghallef. A partir des années 1990, de nombreux commerçants ont déménagé à Hay Hassani pour s’installer à Ould Mina. A cette époque, ce dernier existait déjà mais était occupé par des ferrailleurs et des marchands ambulants. Qu’est-ce qui a bien pu attirer les vendeurs ? “Le prix des locaux, explique Hassan, un habitué. Les loyers demandés par la municipalité n’étaient pas chers du tout, tandis que ceux de Derb Ghallef ont augmenté à cause de la multiplication des magasins et de l’essor de l’électronique.” Depuis, seuls une poignée de magasins de brocante subsistent à Derb Ghallef, alors que des centaines de boutiques ont fleuri à Ould Mina. En moyenne, le loyer est de 200 DH par mois pour un local d’une superficie de 10 m2. Mais ce n’est pas tout, puisque qu’une personne qui veut installer un magasin doit acheter un pas de porte qui appartient à la commune urbaine et obtenir une patente qui permet d’exercer ce type d’activité, renouvelable et payante tous les ans. Ticket d’entrée : entre 200 et 500 000 dhs.“C’est réellement une bonne affaire. Ici, c’est le seul endroit où l’on peut faire de la brocante. S’installer au centre-ville est devenu impossible, car trop cher”, affirme Saïd Bensaïd, brocanteur à Ould Mina.

 

Une affaire de passionnés

Le souk Ould Mina est aussi l’occasion de rencontrer de curieuses personnalités. Au détour d’une allée, on tombe sur le magasin de Saïd Bensaïd, ancien directeur des ressources humaines dans une banque et passionné d’Art-déco : “Je ne vends que ça. Casablanca est une ville à l’architecture Art-déco, c’est un héritage des Français, qui ont amené ce genre dans les années 1930/40”, explique Saïd. Il désigne du doigt un buffet en bois : “Ce meuble en acajou est magnifique. La matière noble et les lignes sont épurées, il n’y a aucune fioriture. L’Art-déco, ce sont des matières luxueuses avec un travail fin, minimaliste”. Plus loin dans les entrailles du labyrinthe de Ould Mina, difficile de passer à côté de l’allée d’échoppes consacrée aux années 1970. Buffet en formica orange, lampes en métal chromé et chaises Tulipe blanches sont au rendez-vous. Pour autant, le propriétaire des lieux n’a pas de coupe afro ni de pattes d’eph’ : c’est un fils du quartier, surnommé par ses collègues “Le Polonais”. Il y a 25 ans, son père était ferrailleur au souk. Adolescent, il a débuté en revendant des vêtements d’occasion à Ould Mina. “Dans les années 1980 et 1990, il n’y avait pas de grandes enseignes de mode comme Zara, Levi’s ou Mango au Maroc. J’ai donc fait un carton. Ensuite, j’ai réinvesti l’argent gagné dans quelques meubles des sixties dénichés par-ci par-là. ça a fait un tabac !”, explique-t-il. Depuis, le “Polonais” s’est forgé une culture solide du design du 20ème siècle. “J’ai voulu comprendre pourquoi ce business attirait les clients. Je me suis donc mis à collectionner les magazines de déco des années 1950 et 1960, j’ai lu beaucoup de livres sur l’art contemporain, le mobilier. Puis il y a eu Internet, qui a beaucoup simplifié les choses”, se souvient le brocanteur. Avant de poursuivre : “J’ai aussi tissé d’excellentes relations avec les clients, des connaisseurs qui m’ont beaucoup appris. Et petit à petit, j’ai acquis une véritable expertise, le coup d’œil.”

 

United colors of Ould Mina

Ce paradis pour brocanteurs attire de nombreuses personnes. Tout comme les différents objets qui composent le souk, la clientèle est très cosmopolite, composée de fans de déco issus de tous les milieux et de tous les âges. A Ould Mina, on croise aussi bien des cinquantenaires BCBG en costumes trois pièces que des mamas en djellaba ou  des jeunes femmes en petite robe et talons compensés. Il y a les amateurs de belles choses qui flânent, qui s’extasient pendant des  heures sur une chaise qu’ils ne pourront pas acheter. Des gens pressés venus pour acheter des manuels scolaires d’occasion ou un canapé bon marché. Des jeunes perdus au milieu d’objets bien plus vieux qu’eux et qui cherchent à décorer leur nouveau nid d’amour avec une touche tendance seventies. Même si les prix ne sont pas forcément à leur portée, puisqu’ils varient entre 10 et 100 000 DH. Globalement, les tarifs annoncés ont flambé depuis une dizaine d’années. “Les gens pensent qu’ici rien n’est cher, mais nous vendons des pièces originales, en bon état et, surtout, nous avons une culture de la brocante. Par contre, j’avoue que certains vendeurs fixent les prix à la tête du client”, explique Saïd Bensaïd, le spécialiste de l’Art-déco. Georges, un client du souk, en a fait les frais. Brocanteur en France, il a découvert le souk par le bouche à oreille et a été très surpris par les prix qui lui sont demandés : “Tout à l’heure, j’ai vu un petit cadre en bois des années 1950, le propriétaire m’en a demandé 600 dirhams, je pense que qu’il vaut deux fois moins”. Cependant, les bonnes affaires existent, il suffit d’être patient et de bien négocier. C’est le cas de Bouchra, qui a entièrement équipé son salon à souk Ould Mina “Il y a des vendeurs qui exagèrent, mais il y en a beaucoup qui sont très sérieux. Il y a quelque mois, j’ai acheté deux fauteuils Bertoia et une table basse en verre, le tout pour 4000 dirhams. C’est plutôt pas mal !”, raconte la jeune femme. Attention cependant aux nombreuses copies, parfois directement fabriquées par des artisans du souk.

 

Zoom. Joutiya business

Les brocanteurs de souk Ould Mina dégotent leurs objets en débarrassant des maisons ou des appartements à la suite du décès des propriétaires. De nombreuses pièces appartenaient aux Français qui ont quitté en masse le royaume dans les années 1960 et 1970. Bon nombre de vendeurs sont avant tout des chineurs : ils écument les puces du Maroc, d’Europe mais aussi les sites de ventes aux enchères sur Internet, tels que leboncoin.fr. ou ebay, à la recherche de pièces intéressantes. Pour l’instant, il n’y a pas de salles de vente au Maroc, donc, très souvent, les brocanteurs du souk travaillent en misant sur une clientèle fidèle, composée majoritairement de collectionneurs, d’artistes et d’architectes marocains et étrangers. Pour diversifier leurs revenus, certains d’entre eux louent des meubles et des objets de déco aux maisons de production pour les tournages de films ou de spots publicitaires. C’est le cas de Saïd Bensaïd qui, en bon businessman, possède une page Facebook et des cartes de visite pour communiquer autour de son activité. En 2008, un journaliste du Times lui a même consacré un article, encadré et accroché sur l’un des murs de sa boutique. De son côté, le “Polonais” met ses plus belles pièces de côté pour ses meilleurs clients, dont certains résident à l’autre bout du monde, aux Etats-Unis ! Toujours à l’affût d’une belle prise, il a des contacts aux quatre coins du Maroc, qui cherchent de nouveaux objets sans relâche.