À El Jadida, des étudiants, aidés de plusieurs prédicateurs, ont envahi l’enceinte de la faculté pour empêcher la tenue d’un cours dédié à l’œuvre de l’écrivain Abdellah Taïa. Ils n’ont été ni arrêtés ni inquiétés et personne n’a pris la peine de condamner, a posteriori, leur action. Ceux qui ont pu visionner les images www.youtube.com/watch?v=fqQ5YZtCAiA&feature=related n’en reviennent toujours pas. La procession sauvage a pu pénétrer jusqu’aux bureaux du doyen, qui a été à deux doigts de se faire lyncher. Pour un peu, on se serait cru dans un tribunal d’inquisition, au fin fond du Moyen-âge… Mais pourquoi est-ce que des jeunes gens de bonne famille se sont donc rendus coupables d’une telle barbarie ? Parce que l’écrivain en question, dont le travail faisait l’objet d’une lecture ce jour-là, est homosexuel. Cela a suffi pour faire perdre la tête aux manifestants, qui ont assimilé l’analyse de l’œuvre d’un écrivain homosexuel à une incitation à la débauche et crié des horreurs comme “La faculté appartient aux étudiants, pas aux homosexuels”, “La liberté d’expression n’est pas d’enseigner et répandre la bassesse (l’homosexualité)”. Bien entendu, dans l’argumentaire développé par les étudiants et les prédicateurs, Israël et le sionisme figurent en bonne place : ils sont coupables de répandre l’homosexualité, cette maladie occidentale, parmi nous, et ils menacent directement l’immaculée identité arabo-musulmane.
En 2012, des jeunes gens lettrés, futurs dirigeants, cadres, chercheurs et intellectuels, pensent donc cela. Ils s’appuient sur un mélange d’amalgames et de hourra-pensée pour fabriquer de nouvelles normes et de nouveaux interdits. Et ils sont prêts à recourir à la violence, verbale et bientôt physique, pour se faire entendre.
L’incident d’El Jadida nous choque mais il ne nous surprend pas. Nous pensons depuis toujours que la société marocaine est gagnée, même au sein de ses élites, par un courant rétrograde de plus en plus violent. Longtemps confinées aux terrasses de café, les “analyses” les plus catastrophiques gagnent les universités, les mosquées, voire certains médias populistes. Nous revenons lentement mais sûrement vers la posture paranoïaque de la vierge effarouchée et de la sainte nitouche : une sorte de Moi fantasmé, propre de tout et menacé de partout.
Au moment où le Palais et les islamistes (Lire notre dossier « PDJ-Palais, la guerre froide« ) se livrent, par relais interposés, à une véritable guerre froide dans le but de contrôler la majorité des Marocains, la société est livrée à elle-même, suivant de fait une évolution-involution qui peut la conduire droit dans le mur. Pourquoi ? Parce que personne n’ose affronter la pensée rétrograde. Le Palais est trop occupé à contrer l’avancée des islamistes et, de toute façon, il ne prendrait pas le risque d’adopter une posture labellisée haram. Il est aux abonnés absents alors que la commanderie des croyants lui confère le statut de première autorité religieuse du pays, la seule en droit de dire non aux dérives perpétrées au nom de Dieu. Pour sa part, le gouvernement à majorité islamiste poursuit son bonhomme de chemin, plus occupé à recruter et à séduire les foules en les caressant dans le sens du poil. Ni le roi, ni le gouvernement n’ont pris la peine de condamner l’incident d’El Jadida. Trop peur. Trop dangereux. Aucune éminence religieuse, politique, ou scientifique, n’a pris la défense des dirigeants de la faculté d’El Jadida, personne n’a eu la lucidité et surtout le courage de contrarier les manifestants. Cette omerta peut, demain, interdire de facto d’autres lectures publiques. Et plus, tellement plus. Elle donne aux manifestants le sentiment qu’ils ont eu raison et qu’ils n’ont qu’à revenir à la charge pour obtenir gain de cause. Puisque Dieu est avec eux. Déjà rares, ceux qui oseront opiner deviennent, du coup, des suppôts de Satan au service de l’impérialisme américano-sioniste. Réjouissant, n’est-ce pas ?