Zakaria Boualem est en ce moment même perché sur un seddari trop haut, dur sous la fesse et glissant. Il a l’impression d’être là depuis deux ou trois ans. Comment en est-il arrivé à pareille punition ? L’affaire a commencé lorsqu’un collègue, avec qui il entretenait jusque-là des rapports excellents car inexistants, a décidé, pour une raison inconnue, de l’inviter chez lui samedi pour “voir son nouvel appartement”. L’homme a tellement insisté que pour refuser, le Guercifi aurait dû l’assommer à coups de PC, vous avez tous vécu ça. Ce collègue est un kamayanbaghiste, comprenez qu’il fait tout comme il se doit. Toutes ses actions et ses positions sont celles qu’il estime être de son statut. Lorsqu’il exprime une opinion, elle est systématiquement médiane parce qu’elle lui donne l’illusion de la sagesse. Toutes ses interventions sont précédées d’un silence affecté dont l’effet involontaire est de mettre en valeur leur profonde inanité. Il a donc acheté un appartement horriblement cher, et il veut le montrer à ses collègues qui s’en foutent, et voilà donc comment Zakaria Boualem atterrit sur ce seddari. Le kamayanbaghiste a bien entendu consacré la plus grande pièce de son appartement de standing à ce salon marocain inconfortable, qu’il utilisera une douzaine de fois pendant toute son existence parce que c’est ce qu’il faut faire. ça fait partie des choses qu’il est incapable de remettre en cause, il est programmé par son environnement. En ce moment précis, Zakaria Boualem fixe le mur qui lui fait face, il est sur le point de simuler une crise de folie pour qu’on le laisse rentrer chez lui. Dominé par cet état d’esprit négatif, il remarque une prise électrique sur le mur dont la particularité est d’être penchée. Oui, comme une commission, exactement. Un bel angle d’une bonne vingtaine de degrés l’éloigne de l’horizontale à qui elle était en principe promise. Il fait la remarque à son triste collègue, par pur mauvais esprit. Pourquoi cette prise est-elle penchée, hein ? Je vous laisse réfléchir quelques secondes, vous avez probablement trouvé la réponse avancée par le propriétaire : parce que nous sommes au Maroc. Cette théorie a plongé le Boualem dans une perplexité telle qu’elle lui a fait oublier l’ennui. Serions-nous condamnés par un atavisme climatique ou génétique à avoir des prises penchées (oui oui comme les commissions) ? Peut-on en faire un argument touristique, un peu comme Pise ? Aurions-nous affaire à une sorte d’accord tacite entre les artisans et les clients : moi je fais n’importe quoi et toi tu trouves ça normal parce qu’on est au Maroc ? C’est très bizarre, parce que Zakaria Boualem, de son côté, a l’impression qu’il y a au contraire une corrélation entre la qualité et le succès. Quand il veut manger un sandwich, il va là où ils sont bons, et il se trouve que l’endroit est justement plein de monde. Quand il a un problème de parabole, il appelle un technicien dont il considère le numéro comme un trésor vital parce que le bonhomme est sérieux. Un type qui ne prétend pas être en bas de chez vous alors qu’il finit sa sieste à Berrechid et qu’il compte passer voir trois clients avant vous, qui respecte les délais et ne laisse pas traîner des fils électriques partout. Zakaria Boualem n’a aucun mal à le payer plus cher que le marché, il le fait même avec plaisir pour peu que la Champions League pointe à l’horizon. Même chose pour son plombier, son garagiste et tous les autres corps de métier qu’il fréquente au quotidien. Il s’est constitué avec le temps une base de données précieuse pleine d’artisans qui ont en commun le sérieux et qui semblent en vivre dignement. Au milieu de la médiocrité générale, la qualité est un vrai argument de vente. Comment alors expliquer cette prise penchée ? Sommes-nous accros à la mauvaise qualité ou au contraire à la recherche du sérieux ? Et qui est-ce nous, d’ailleurs ?… Il est perdu dans ses pensées lorsque le kamayanbaghiste entame la liste de ses projets, qui comprend sans aucune surprise l’achat d’une résidence secondaire aux prises penchées dans les dix ans qui viennent et un changement de véhicule dans quatre ans, qui sera bien sûr gris parce que c’est mieux de ne pas se distinguer et que tout le monde les prend gris… Et Zakaria Boualem prend congé, toujours obsédé par le mystère de la prise penchée…