Peuple de gauche

Par Karim Boukhari

On vient probablement d’assister à l’un des événements clés de cette année 2012 : plusieurs dizaines de milliers de personnes ont manifesté “pour la dignité”, dimanche dernier à Casablanca. C’est tout sauf anodin. Cette marche est importante parce qu’elle a rassemblé tout ce qui représente, à peu près, une opposition au Maroc. Les partis de gauche, conduits par l’USFP, deux centrales syndicales et le Mouvement du 20 février. Autre détail majeur : les islamistes d’Al Adl Wal Ihsane et les différents courants salafistes n’étaient pas de la partie. C’est une première depuis le déclenchement du Printemps arabe, il y a dix-huit mois. En résumé, il fallait être à Casablanca, ce dimanche-là, pour avoir une idée de ce que pèse l’opposition de gauche, qu’elle soit politique, syndicale ou sociale. Cela fait au bas mot un peuple de 50 000 personnes qui n’a pas la langue dans sa poche. Outre les slogans anti-gouvernementaux, des manifestants n’ont pas hésité à pointer directement la monarchie : “Vous voulez du changement ? Allons-y pour la république !”.

Par sa dimension, la marche a cassé le mythe de la gauche qui ne fédère pas, voire qui ne représente pas grand-monde. Parce que si. La gauche a toujours existé idéologiquement. Mais on vient de se rappeler, et c’est une excellente chose, qu’elle existe politiquement et socialement, elle a ses partis et ses centrales syndicales, et elle a ses jeunes aussi. Elle peut non seulement mobiliser ses militants de toujours mais trouver, dans la nouvelle société d’aujourd’hui, des prolongements et des croisements intéressants. Cette capacité à jeter les ponts avec l’autre, à chercher des relais et à séduire la jeunesse révoltée est une belle piqûre de rappel pour ceux qui désespéraient, au moins depuis les années 1980, de revoir une gauche populaire, une gauche de rue. Et c’est une très bonne nouvelle pour un pays qui a vécu, toutes ces dernières années, ballotté entre le néant et les islamistes. La rue n’appartient pas seulement aux représentants de l’Etat – Makhzen et aux fous de Dieu. Elle appartient aussi à la gauche qui, du coup, ne peut être confinée aux salons et aux discussions stériles devant le coin cheminée, ni aux tempêtes dans un verre d’eau. 

Si le Printemps arabe a commencé par assommer la gauche, lui assénant au passage un violent échec électoral, l’arrivée d’un gouvernement largement islamiste et la reconduction du vieux système Etat – Makhzen, ultra-conservateur par essence, peuvent remplumer les rangs de cette même gauche. La loi du nombre est importante pour rééquilibrer les rapports de force sur le terrain. Cela prouve que la gauche est encore capable, en mettant en sourdine ses querelles internes, de régénérer, à condition de s’appuyer sur une assise syndicale et d’ouvrir la porte aux jeunes.

C’est un point de départ intéressant parce que, il y a encore quelques semaines, on ne croyait plus cela possible. On pensait que, en dehors des islamistes, seule la Palestine ou les marches téléguidées (exemple de celles qui ont ciblé, il n’y a pas si longtemps, le gouvernement espagnol) pouvaient drainer les foules. On a eu tort, et on ne va surtout pas s’en plaindre.

Si le contenant existe de nouveau, et en masse, il reste à lui trouver un contenu. C’est-à-dire un propos, un discours, des idées. En tout un projet. Ce n’est pas encore le cas. Le peuple de gauche existe, mais il lui faut des idées de gauche qui vont au-delà du simple fait de dire non, La marche de dimanche l’a aussi rappelé. Capitaliser sur la colère populaire n’est pas une finalité mais un préalable. Après, il faut passer à autre chose. Politiquement, économiquement et surtout socialement, le Maroc d’aujourd’hui va au-devant de grandes difficultés. Il ne s’agira plus seulement de résorber le chômage et de lancer les grands chantiers de développement, mais d’engager, aussi, des combats d’idées. Parce que l’amorce d’une régression culturelle, voire idéologique, existe. Elle avance, elle recrute. Et il y a besoin, clairement, d’une gauche, avec des idées de gauche, pour ne pas perdre la plus importante des batailles : celle de la rue.