Pendant très longtemps, la pire des choses qui pouvait arriver à un citoyen lambda était de recevoir une convocation de la police. Mon Dieu ! Le pauvre bougre frémissait à l’idée de se rendre au poste et se demandait, tout de suite, s’il avait des chances d’en revenir. Le plus important, à ses yeux, n’était pas de savoir ce qu’on lui reprochait mais si quelqu’un connaissait quelqu’un qui pourrait le tirer d’affaire…
Cette peur n’a pas disparu, même si elle a été sensiblement adoucie par les quelques progrès effectués en matière de droits de l’homme. Elle n’est pourtant rien, comparée à la peur de recevoir une convocation de la justice. En dehors du poste de police, le tribunal est l’endroit où personne ne souhaite se retrouver. Parce que c’est exactement là, en ce lieu censé nous rendre justice, que l’on peut être victime de toutes les injustices. Le tribunal, dans l’imaginaire collectif, c’est la porte de la prison, le temple de la hogra, un véritable purgatoire dans lequel on vous range naturellement parmi les coupables.
Dans son expression la plus simple, le tribunal résume d’ailleurs à lui seul tout ce qui ne marche pas dans ce pays. Il y fait continuellement trop froid ou trop chaud. Vétuste, mal éclairé, surpeuplé, sans micro pour les plaidoiries et sans indication pour les visiteurs, le temps semble s’y être figé depuis trente, quarante ans. Les portraits de Hassan II, disparu depuis 13 ans, continuent d’être accrochés aux murs, et il faut croire qu’ils ont valeur d’avertissement. Attention : ici, rien n’a changé, rien n’a bougé. C’est les mêmes méthodes, les mêmes conditions de travail, le même traitement. Et la même peur qui vous habite du début à la fin de votre visite ! Nous sommes hors du temps et loin de tout. Nous sommes nulle part. Oubliez tout et n’entrez dans ce monde parallèle que si on vous pousse, de force.
J’ouvre une parenthèse pour vous raconter, par l’anecdote, une expérience personnelle qui ne manquera pas d’éveiller des souvenirs chez certains parmi vous. C’était en 2005 et je devais comparaître dans une affaire liée aux délits de presse. Le rendez-vous est fixé à 13 heures, je suis présent à 13 heures, mais le juge décide de renvoyer l’affaire à 17 heures. A 17 heures, donc, j’apprends…que je viens d’être jugé par contumace ! Très bien. Le verdict ? Le juge l’a prononcé d’une voix inaudible et personne n’a compris. On m’explique vaguement que j’ai écopé, je cite, “d’une peine de prison avec sursis et d’une amende”. Combien ? Nul ne sait. Peut-on demander au juge, alors ? “Non, il faut demander au substitut du procureur”. Et il est là, le substitut ? “Non”. Il a un bureau ? “Oui, oui, là-haut, vous n’avez qu’à chercher !”. Et il sera quand même là, plus tard ? “Aucune idée, il faut attendre”. Et s’il ne vient pas, comment connaître le verdict ? “C’est votre problème, débrouillez-vous, au revoir et merci !”.
Cette belle histoire ressemble à des milliers d’autres, beaucoup plus cruelles, dans lesquelles le justiciable est traité comme un rat de laboratoire, une petite chose livrée au bon vouloir des autres. Pourquoi ? C’est ce que nous avons essayé de comprendre en listant 20 parmi les explications qui reviennent en boucle, quand il s’agit de pointer la “nullité” de la justice marocaine, ce royaume des inégalités, des discriminations et de toutes les étourderies possibles (Lire dossier » Pourquoi les marocains ont peur de la justice » en kiosque, publié Jeudi 31 Mai sur notre site Internet ). La question est d’actualité puisque la réforme de la justice figure parmi les priorités du gouvernement actuel. Le chantier est aussi vaste que le monde et tout ne peut pas être réglé en un claquement de doigts. Certes. Mais le plus important, aujourd’hui, est de comprendre que sans humanisation du tribunal, toutes les réformes, aussi coûteuses soient-elles, ne mèneront à rien.