Il y a des jours où Zakaria Boualem se sent cerné. Effrayé par le décalage entre ses aspirations et le monde qui l’entoure, il subit des montées d’angoisse aussi inexorables que l’arrivée des grandes marées. Il regarde autour de lui, constate que rien ne change, et adopte la résignation comme technique de survie et le ricanement comme protection. Mais les manifestations quotidiennes du grand kalakh sont trop puissantes, ça ne suffit pas. Nous vivons dans un monde où, pendant que ceux qui réfléchissent doutent terriblement, les plus spectaculaires crétins balancent leurs abominables théories sans trembler, et sous les acclamations générales. Pourtant, notre homme n’a rien d’un militant, encore moins d’un idéaliste. Disons-le clairement : il ne demande pas grand-chose. Eh bien, il n’obtiendra rien. Il vit dans un pays où un article de loi décrète qu’un violeur, s’il épouse sa victime nubile, ne sera pas poursuivi. Pour une raison qui échappe complètement à son entendement et au concept couramment désigné de part le monde sous le vocable de logique, cet article est toujours là, appliqué tous les jours. Il se trouve même un nombre non négligeable d’esprits brillants pour expliquer qu’il ne faut pas se précipiter pour le supprimer… Il vit dans un pays où le système éducatif, encore une fois jugé selon des critères mondiaux, produit plus de dégâts que n’importe quel virus de synthèse. L’exploit n’est pas d’avoir conçu pareille monstruosité, mais d’avoir convaincu les Marocains que c’était une chose normale, de ne pas compter sur l’état pour éduquer nos enfants… Il vit dans un pays où la justice condamne un rappeur à un an de prison ferme à cause d’une chanson où il dénonce la corruption de la police, qui constitue pourtant un des rares sujets d’unanimité chez nous. Encore une fois, l’exploit n’est pas cette capacité à décréter l’arbitraire, mais bien de le faire accepter, et même le justifier par des esprits structurés. En gros, on fait ce qui nous arrange, quand on veut et comme on veut, on se fout des textes et des constitutions, du bon sens et des droits humains, et vous, débrouillez-vous pour expliquer pourquoi on a raison, on n’a pas que ça à faire, on est un peu fatigué, vous croyez que c’est facile de vous gérer ? Il y a des jours, donc, où Zakaria Boualem voudrait être un escargot : comme chacun sait, en plus de transporter sa maison sur son dos, cet animal dispose du double avantage d’y voir très peu et d’entendre encore moins.
Et puis, soudain, il opère un demi-tour émotionnel et bascule dans une sorte d’espoir irrationnel. Au détour d’une conversation avec un inconnu, il découvre que les gens ne sont pas dupes. Que ce qu’ils disent en public n’est pas ce qu’ils disent en privé. Qu’à force de dissocier l’action de la parole, nous avons fini par développer une étonnante capacité à encaisser les incohérences en faisant semblant d’y croire. En public, encore une fois. Que le second degré et l’ironie sont devenus une seconde nature. Voilà, nous sommes un pays ironique, comme le Brésil est un pays footballistique… Il se dit alors que, forcément, les choses vont s’arranger, que l’histoire ne peut pas nous laisser tomber comme ça… Il se dit que nos enfants n’auront pas à encaisser le volume hallucinant d’absurde que nous devons nous farcir. Que nous allons enfin leur faire comprendre que le temps où il suffisait de multiplier la taille et le nombre de drapeaux pour regonfler le moral des troupes est révolu, qu’il faut se mettre au boulot pour faire disparaître ce sentiment d’abandon que les Marocains partagent. Il se dit que le message va passer, c’est sûr, avant que le grand kalakh n’étende ses ailes sur notre pays et le précipite dans les ténèbres du chaos.
Zakaria Boualem bascule entre les deux attitudes plusieurs fois par jour, dans un état d’instabilité émotionnel comparable à celui de Mancini pendant les arrêts de jeu dimanche dernier. Oui, il est paumé, ne sait pas s’il faut préparer ses valises ou continuer de grogner dans le vide. Voilà, c’était confus, redondant, et sans doute inutile, mais c’est tout ce qu’il a à vous dire, et merci.