La raison du plus foot

Par Karim Boukhari

Casablanca, près de 10 % de la population marocaine, vit dans la peur du foot. Le samedi ou dimanche, fin d’après-midi-début de soirée, sont des moments de guerre. Les initiés décrètent le couvre-feu. “Si tu te trouves quelque part, restes-y, ne sors pas !”. Pourquoi ? Parce que c’est l’heure où les supporters des deux grands clubs casablancais, Raja et Wydad, quittent le stade Mohammed V, en plein centre-ville, pour rallier la périphérie. Ils le font généralement à pied, comme une grande masse forte de plusieurs milliers de jeunes, déchaînés, prêts à dévaster tout ce qui se présente. Tout Casablanca s’arrête de respirer. Le “monstre” se déplace de quartier en quartier. Malheur à celui qui met le pied dehors. Ça craint à tous les coins de rue. Et c’est le moment où, forcément, vous appelez quelqu’un ou quelqu’un vous appelle : “Allo, oui, oui, surtout, surtout, restez là où vous êtes, ne mettez pas le nez dehors, et si vous êtes déjà dehors arrêtez-vous et courez vous réfugier dans n’importe quel endroit à peu près sûr”.

C’est que quelque chose a changé : avant, les hordes de gamins survoltés se contentaient de casser les bus, les vitrines, aujourd’hui ils cassent aussi des hommes et (surtout) des femmes sans aucun mobile apparent.

Chacun d’entre nous a été victime, un jour ou l’autre, de ces “guerriers” d’un genre nouveau. Rien que sur un récent Wydad – Kénitra, il y a eu trois morts, des centaines de blessés et des dizaines d’arrestations, une sortie d’autoroute fermée, des lignes de train retardées, un état d’alerte générale…et mille et un petits drames personnels. Je vais vous en livrer quelques-uns. Deux gamins à moto ont pourchassé un taxi qui avait le tort de transporter…deux jeunes femmes. Ils exigeaient que le taxi leur “livre” les deux femmes qu’ils ne connaissaient absolument pas. Une autre femme, plus mûre, a été dévêtue de la tête aux pieds. D’autres ont été détroussées en plein boulevard, à deux pas d’un poste de police. Des gens, femmes et hommes, se sont retrouvés à l’hôpital, d’autres aux différents arrondissements de police, en sang et en larmes : ils ne faisaient que passer, en voiture, en taxi ou à pied, quand ils ont été arrosés d’un jet de pierres par des gamins qu’ils ne connaissaient ni d’Eve ni d’Adam. Même des policiers en uniforme ont été attaqués et délestés de leurs téléphones portables, casquettes, etc. Et puis les batailles de rue se poursuivaient plus tard dans la soirée, dans la banlieue, au centre-ville, sur la longue corniche, dans les cafés, à l’intérieur des bus… 

La folie qui s’empare de la première ville du Maroc et la plonge dans un état de quasi-insurrection générale est telle que tout le monde peut s’en prendre à tout le monde. “Quand tu ne reçois pas de coup, comprends qu’il te faut en donner pour espérer t’en sortir”. A ce point ! Le football est ce déclencheur, ce bidule, qui nous fait entrer dans une violence inconnue, insoupçonnée, inouïe, gratuite, ciblant tout et n’importe quoi. C’est un phénomène nouveau, qui ne date pas d’hier. Lui trouver des remèdes revient à comprendre les raisons de la violence. Ce ne sont pas les policiers mais les sociologues qu’il faudra consulter. Il ne suffit pas de fermer le stade Mohammed V ou de redéployer le dispositif de sécurité dans les principales artères de la ville. Ce sont des palliatifs. La violence à laquelle on assiste aujourd’hui est un phénomène nouveau parce que quelque chose s’est détraqué, tout récemment, dans le comportement et le profil même du supporter moyen. Ce n’est plus du hooliganisme mais autre chose. Ça nous échappe. Et cela va bien au-delà du foot. Aujourd’hui, le jeune homme qui quitte le stade ne ressemble plus à un ultra du foot mais à un révolutionnaire quittant la place Attahrir au Caire. Il faut se lever tôt pour arrêter cet être qui ne s’appartient plus et qui peut s’en prendre à vous parce que vous représentez, subitement, une menace pour sa survie. 

Un chercheur m’a, un jour, posé cette question : “Qu’est-ce qui peut choquer les Marocains au point de les soulever ?”. J’ai eu cette réponse : “Insulter Dieu, son prophète, la Palestine”. Il a ajouté : “Insulter le Wydad ou le Raja en présence de leurs supporters, cela pourrait être plus dangereux, vous ne trouvez pas ?”. Si, si.