J’ai lu cette phrase stupéfiante, en parcourant l’actualité de la semaine : “Mustafa Ramid : ‘Je n’ai pas de temps à consacrer à l’affaire Ben Barka’”. Au cas où vous ne le sauriez pas, le ministre de la Justice est en effet un homme pressé, stressé, et très, très occupé. Je dirai, pour reprendre une formule qui lui est chère : “Dieu lui vienne en aide !”. Il a de quoi faire puisqu’il a pris sur lui, et c’est louable, d’entamer l’assainissement d’un département, celui de la Justice, parmi les plus complexes. En héritant de ce ministère, Ramid a pour ainsi dire mis la main dans un panier de crabes. Il le sait très bien, lui l’avocat de métier qui a tant eu affaire à des magistrats corrompus, à des juges retors, à des clients difficilement défendables, à des adversaires protégés par on ne sait qui, et à tout un système fait de blocages, d’abus et d’arbitraire. Commencer par mettre de l’ordre dans tout cela, c’est bien. Et, pour ne pas faire la fine bouche, je suis convaincu que le nouveau ministre arrivera sans peine à faire mieux que ses prédécesseurs. Mais est-ce que Ramid a le droit, pour autant, de brader une affaire politique vieille d’un demi-siècle, en arguant que ce n’est pas une priorité et que, de toute façon, il n’en est pas responsable ? Non, mille fois non.
Rappelons très brièvement ce qu’est l’affaire Mehdi Ben Barka. En 1965, la principale figure de la gauche marocaine, opposant numéro 1 de Hassan II, a été kidnappé à Paris et, depuis, personne n’a eu de ses nouvelles. Pour comprendre la gravité de la situation, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Mohamed Oufkir, a été condamné par la justice française…à des travaux forcés à perpétuité. Oui, oui, comme un vulgaire violeur des banlieues. Et deux pays “amis” comme le Maroc et la France ont quasiment rompu leurs relations diplomatiques, le président De Gaulle allant jusqu’à insulter publiquement le roi du Maroc. A ce niveau, c’est du jamais vu, ni avant, ni depuis.
Beaucoup d’eau est passée sous les ponts mais, 47 ans plus tard, la justice marocaine et le Maroc en général n’ont toujours pas trouvé le temps de laver l’affront. Ils ont crié au complot, au réflexe colonialiste, prétendant que cette affaire n’était pas marocaine, et personne ne les a jamais crus. La justice de notre pays a poussé le luxe jusqu’à répondre, au moment où son homologue française demandait à entendre de hauts fonctionnaires dont le général Housni Benslimane : “Désolés, nous ne connaissons pas leur adresse !”. Ben voyons !
Depuis l’avènement de l’alternance socialiste en 1998, tous les ministres de la Justice, voire tous les gouvernements, étaient attendus sur l’affaire Ben Barka. Qu’allaient-ils faire ? Eh bien, rien. Ils ont perpétué la mascarade. Ils y ont aussi perdu une partie de leur crédibilité. Et voilà que Mustafa Ramid promet, à son tour, de faire durer le plaisir. Notre devoir est de lui dire Non. Suffit !
Nous ne sommes pas naïfs. Si l’affaire Ben Barka n’a jamais été prise au sérieux au Maroc, c’est qu’elle implique, de toute évidence, non seulement des dignitaires réputés au-dessus de tout soupçon, mais le sommet même de l’Etat. C’est clair comme le jour. Un demi-siècle plus tard, notre petit monde est prêt à découvrir le rôle exact joué par l’ancien roi dans la disparition de son seul opposant véritable. Honnêtement, qui peut encore croire, aujourd’hui, que le défunt Hassan II était étranger à l’affaire Ben Barka ? De même, qui peut croire que la vérité sur Hassan II, dans ce cas précis, ébranlerait la monarchie ?
Bien entendu, rouvrir (ou ouvrir, tout court) le dossier passe par un compromis avec l’actuel chef de l’Etat. Pour tout savoir sur Hassan II, il faut demander à Mohammed VI. Ramid se sent-il d’attaque pour le faire ? Il est en train de nous dire que Non. Et nous avons le devoir de lui dire : non, monsieur le ministre, personne ne vous pardonnera de vous défausser de la sorte. Vous n’avez pas le droit.
Ce n’est pas en l’enterrant, mais en l’ouvrant, que le Maroc en finira avec l’affaire Ben Barka.