Un pays pauvre, un chef d’Etat riche. On peut le décliner de toutes les manières possibles, rien n’y fait : ce postulat pose problème. Partout où il a été avéré de par le vaste monde, il a soulevé les peuples et créé des situations intenables, conduisant jusqu’au régicide. Le seul moyen de “tenir”, dans ces conditions, est de verrouiller : en réduisant les espaces de liberté et en exerçant une forme d’autoritarisme politique qui confine à la dictature. Cela revient à jouer la montre et c’est un peu le principe de la cocotte-minute : la pression monte, monte, ça siffle, ça brûle de partout. Un jour, boum, tout explose.
L’exception marocaine, c’est finalement cela : ou comment, nonobstant le postulat “pays pauvre – chef d’Etat riche”, il est possible de “tenir”, défiant les lois de la nature et le bon sens le plus élémentaire. Du temps de Hassan II, les espaces de liberté étaient réduits à néant et la dictature portait le sigle trompeur de “démocratie hassanienne”. Personne n’était dupe. Mais tout le monde fermait l’œil. Les réseaux sociaux n’existaient pas et le vent de la liberté n’avait pas encore soufflé sur le monde arabe. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Alors ?
Nous sommes dans une situation où le Maroc est toujours pauvre, et la monarchie de plus en plus riche. Pourquoi ? Parce que le roi est aussi le premier acteur économique du pays, il investit, il fait des affaires, et ces affaires rapportent de plus en plus d’argent. La fortune royale a beaucoup progressé. Si les affaires du monarque ont prospéré malgré un contexte de crise locale et mondiale, c’est parce qu’elles sont probablement bien gérées. Mais c’est aussi parce que le roi bénéficie dans plusieurs de ses activités d’une situation de quasi monopole, et que les politiques publiques sont venues, à chaque fois, épouser les intérêts économiques de la monarchie (le meilleur exemple en est la fiscalité et ses multiples déclinaisons, notamment en agriculture). Et puis, enfin, parce que “c’est le roi” et la concurrence (quand elle existe) a tendance, de facto, à s’effacer, par “respect”, par déférence ou simplement par crainte de représailles. Quand le roi est en première ligne, qui ose lui disputer son leadership ou se presser, simplement, à ses côtés ? Personne.
Il y a deux manières d’appréhender un tel tableau. La manière la plus simple, immédiate et universelle, est de dire Stop. Le roi doit se retirer des affaires. Plus qu’un vœu, c’est une demande. Des opposants et des démocrates ont formulé clairement cette demande. Des chancelleries “amies” aussi. Même la rue, via le Mouvement du 20 février, a déroulé des banderoles pour dire : le roi doit se retirer des affaires. Ces appels n’ont pas été entendus et les quelques signaux renvoyés, ici et là, se sont avérés trompeurs : la disparition, en 2010, de l’ONA et la toute récente cession de Lesieur ressemblent plus à un redéploiement qu’à un retrait des affaires.
La deuxième manière d’appréhender l’exception-anomalie marocaine est d’épouser le discours officiel. Lequel essaie de normaliser la prédation royale de l’économie marocaine en nous expliquant qu’elle répond à un objectif doublement noble. D’abord marocaniser, ensuite consolider en tirant vers le haut. L’immixtion et le monopole royaux reviendraient alors à se servir du roi comme locomotive, avec effet d’entraînement sur les marchés concernés et essor économique pour le pays. Mais les faits sont têtus. La marocanisation lancée du temps de Hassan II s’est soldée par une royalisation et une distribution inéquitable des richesses, créant au passage une véritable économie de rente. Quant à l’effet roi-locomotive de développement, employé sous Mohammed VI, il s’est révélé aussi cynique que pervers : c’est d’abord, et surtout, la fortune royale qui s’est développée.
Nous n’avons pas attendu la publication d’un livre pour tirer la sonnette d’alarme. Le postulat “pays pauvre – chef d’Etat (de plus en plus) riche” est une perversité qu’il convient de corriger. Au plus vite.