Non, ce n’est pas un port mais une gare, la mythique Mahatta de Ouled Ziane, à Casablanca. TelQuel y a passé la nuit.
Alors que la ville retrouve son calme, à peu près partout, à la tombée de la nuit, il existe un lieu où l’animation ne s’arrête pas : la gare routière Ouled Ziane, la plus grande du royaume avec pas moins de 600 départs d’autocars par jour. Située en plein cœur du quartier populaire de Derb El Kabir, la gare est entourée de longues et sombres ruelles vides où il ne fait pas bon se promener à des heures tardives. Les agressions sont monnaie courante, malgré l’impressionnant dispositif de police. Il est déjà 23 h mais la gare ne désemplit pas. “Le pic d’affluence se situe entre 20 et 23 h. C’est dans ce créneau-là qu’il faut être très vigilant pour surveiller la gare et protéger les globe-trotters. Les voleurs savent repérer les étrangers, les gens qui ne connaisent pas les lieux, ce sont des victimes de premier choix”, explique ce jeune policier fraîchement affecté au commissariat de la gare, où sont écrouées quelques personnes. Une nuit longue et froide ne fait que commencer et verra défiler des voyageurs de passage et des badauds prisonniers des lieux et de leur condition.
Oiseaux de nuit
Quand on traverse la grande porte qui donne accès au hall de la gare routière, on a l’impression d’entrer dans un monde où le voyage et le vagabondage font bon ménage. Construite en 1999 sur une superficie de 11 000 m2 couverte, cette gare nouvelle génération a remplacé l’ancienne gare Benjdia. L’esplanade de la gare est constituée de plusieurs niveaux mais, à cette heure de la nuit, toute l’activité se concentre dans la galerie souterraine de la gare.
Eclairée au néon et ultra-saturée en nicotine, la galerie est une véritable ville dans la ville : on peut y manger, se coiffer, se connecter à Internet, prier ou encore s’attabler dans les nombreux cafés où les écrans plasma déversent de l’information et des films de série B. “Je travaille dans ce café depuis cinq ans et je préfère le service de nuit. J’ai mis du temps pour me faire respecter et tenir à carreau les zonards”, lance Lhoucine, 25 ans, qui court sans répit entre les différentes tables pour servir une trentaine de clients complètement absorbés par l’écran qui diffuse un film bollywoodien. Habillés pour la plupart en djellaba pour se protéger du froid glacial qui règne dans la station, beaucoup d’entre eux sont rapidement gagnés par la fatigue avant de capituler devant le sommeil.
Dans les quelques cybercafés de la galerie pleine à craquer, une autre clientèle est plongée dans d’interminables séances de tchat. “Comme c’est l’unique lieu qui reste ouvert à Casablanca, les habitants des quartiers limitrophes viennent dans la galerie pour lire le journal et siroter un thé ou se connecter à Internet”, affirme ce gérant de téléboutique. En effet, dans ce lieu à l’abri de la ville, plusieurs équipes se relayent pour assurer le service 24 h sur 24 dans les cafés et les commerces de la galerie, sous le regard des vigiles privés qui effectuent leurs rondes.
Baqa Blassa, il reste une place !
Il n’est pas loin de minuit maintenant et la trentaine d’autocars sur le départ pour tout le Maroc sont alignés le long de l’immense quai de la gare. Derrière, plusieurs dizaines de cars sont stationnés dans le parking où des policiers effectuent quelques rondes en voiture pour surveiller l’endroit. Sur le quai, les maîtres des lieux sont les courtiers. Munis de leurs carnets à tickets, ils harcèlent les clients potentiels. “Impossible de connaître leur nombre ni pour qui ils travaillent”, précise ce vigile pour qui la multitude de guichets à l’entrée de la gare n’est qu’une vitrine.
A proximité du quai, les voyageurs tuent le temps comme ils peuvent en attendant le départ des autocars. Parmi eux, un touriste japonais qui semble émerveillé par ce spectacle. Il explique à deux jeunes qui semblent ravis de pratiquer leur anglais, qu’il doit se rendre dans la région d’Erfoud. Le Japonais, visiblement fatigué d’utiliser les moyens de transport bon marché, regagne sa place dans l’autocar et entre dans un sommeil profond. A proximité des cars se trouvent, alignés, une multitude de vendeurs de cigarettes, mouchoirs et autres biscuits. Nous abordons la discussion avec Milouda, la quarantaine, qui travaille dans ce monde nocturne exclusivement masculin. “Avec un mari disparu du jour au lendemain et trois enfants au chômage, il faut bien gagner sa croûte”, souligne-t-elle, avant de nous inviter à déguerpir. Et pour cause, elle profite de la rareté des clients pour faire un petit somme, à chaque jour suffit sa peine.
Solitude standing
Les heures s’égrènent une à une dans cette sinistre gare. Chassées par le froid, plusieurs personnes y ont élu domicile. Comme Cherif, la soixantaine entamée, qui avance péniblement avec sa bicyclette dans le hall. “Personne ne connaît l’histoire de Cherif. Il arrive tard la nuit, s’endort dans son petit coin sans déranger personne. Il fait partie des meubles de la gare”, plaisante Mustapha, le gardien de voitures du parking de la gare. En effet, la gare de Ouled Ziane se transforme chaque nuit en hôtel pour des dizaines de voyageurs et de vagabonds.
Beaucoup de gens qui arrivent à Casablanca en provenance des autres villes échouent ici et y restent. C’est leur seul repère dans cette ville monstre. “Certains voyageurs, de passage dans la ville, garent leur voiture ici et s’endorment jusqu’au lendemain pour économiser l’argent de l’hôtel”, raconte Mustapha. Issu du quartier chaud de Derb El Kabir, il travaille dans la gare depuis sept ans et connaît cet environnement comme sa poche. “De nombreux drames humains ont lieu dans ce monde de la nuit. Car c’est la misère qui casse souvent les gens et les poussent dans la rue”, souligne-t-il, avec sagesse. “Je gagne entre 80 et 100 DH par nuit, et puis je dois payer les 200 DH pour la location du parking. Lkhoubz sa3iib a weldi (il est dur de gagner son pain, mon fils)”, conclut-il, amer. “Souvent, des mineurs arrivent ici après avoir regardé un match de foot. Comme ils n’ont pas de billet retour, ils mendient. Malheureusement, ils se prêtent au jeu et finissent par habiter ici”, affirme ce gérant d’un restaurant situé à proximité de la gare et qui sert de repère aux voyageurs et aux alcooliques que les bars du centre-ville déversent après la fermeture.
Mais ce n’est pas tout. A 2h30 du matin, quelques prostituées prennent place dans une échoppe à l’extérieur de la gare. Les premiers clients se rapprochent discrètement d’elles avec l’espoir de ramener une “jalouka”, comme on les appelle ici, ces filles qui arrivent souvent de la province et se trouvent, elles aussi, prisonnières de cet endroit hostile. De lieu de transit, la gare finit par être, pour beaucoup, leur unique lieu de vie.
Zoom. Zone noire pour nuits blanches Considéré comme l’un des points noirs de Casablanca par le Samu social de la ville, la gare de Ouled Ziane fait l’objet de rondes nocturnes quasi quotidiennes de services sociaux. Et pour cause, parmi les vagabonds qui y vivent, les mineurs masculins et féminins restent sous haute surveillance. “Pour cette tranche d’âge, il faut agir au plus vite avant qu’elle ne soit absorbée par la spirale de la prostitution et du vagabondage”, souligne Souad Ettaoussi, coordinatrice de terrain au SAMU social de Casablanca. En effet, Casablanca est souvent synonyme d’opportunités de travail et une promesse de vie meilleure pour les filles venant de province. Arrivées à la gare routière, elle se font aborder par des profileurs professionnels qui leur offrent aide et protection. Elles finissent souvent comme prostituées sur les trottoirs à côté de la gare. Plusieurs clients de bars se rabattent sur ces “jaloukat” à des tarifs bon marché. “Certaines tapinent dans le quartier Derb El Kabir et finissent par y habiter”, conclut Souad Ettaoussi. |