Surréalisme

Par Ahmed R. Benchemsi

Notre parlement est sans doule unique au monde. Où, ailleurs qu’au Maroc, serait-on incapable de dire combien de députés compte chaque parti politique ? Où, ailleurs qu’au Maroc, ignore-t-on si la majorité compte plus de députés que l’opposition, ou l’inverse ? Nulle part, évidemment… On a appris cette semaine que trois députés (dont deux de haut rang, des chefs de commissions) avaient quitté leurs formations pour rejoindre le Parti de l’authenticité et de la modernité (PAM) – à cause, bien sûr, de la proximité de son leader Fouad Ali El Himma avec le roi, et des perspectives politiques qu’ouvre cette proximité… Mais si le PAM est la première destination des députés “transhumants”, ce n’est pas la seule. Car ce mouvement brownien bouscule tout le monde. Ainsi, au moins deux partis se sont retrouvés, suite à des défections, avec un nombre de députés insuffisant pour former un groupe parlementaire. Du coup, eux aussi ont débauché des députés d’autres partis. Lesquels pourraient se retrouver dans la même situation, et avoir recours à la même méthode… Bref, ça change pratiquement tous les jours, et une oie n’y retrouverait pas ses petits. 

Comme souvent au Maroc, une situation foncièrement anormale finit par se banaliser, jusqu’au jour où plus personne n’y fait vraiment attention. Mais il suffit de prendre un minimum de hauteur pour voir à quel point la situation politique marocaine est absurde. Nous touchons là un niveau de ridicule rarement atteint dans le concert des nations. 
Pour ceux que la politique assomme (comme on les comprend !), tentons une métaphore footballistique. Le “mercato” ? Même pas. Les transferts des joueurs de foot se font entre les saisons, pas au milieu. Imaginez plutôt qu’en plein match de foot, sur la pelouse, le défenseur d’une équipe retire soudain son maillot, endosse celui de l’équipe adverse, et marque un but contre celui qui était, quelques secondes plus tôt, son propre gardien ! Et l’arbitre (c’est-à-dire la justice, censée faire respecter la loi sur les partis, qui interdit la transhumance) ? Il regarde ailleurs. Ou alors mieux : sortant brusquement de son rôle, il marque un but contre une des deux équipes, et se met à courir sur la pelouse en criant de joie, les bras en croix !! 
Plus qu’absurde, tout cela devient surréaliste. La faute à qui ? El Himma ? Rejeter tout le blâme sur lui serait trop facile. Si les députés n’étaient pas “retournables”, l’ami du roi ne les retournerait pas. L’amoralité n’est pas le fait du seul PAM. Elle concerne tous les partis (sauf apparemment les islamistes et l’extrême gauche, qui parviennent jusqu’ici à tenir leurs troupes). Et puis, la transhumance existait avant qu’El Himma crée son parti. Il avait même lutté contre le phénomène, au temps où il était ministre de l’Intérieur. La loi sur les partis, c’était lui, pour ceux qui l’auraient oublié ! Sauf que lui-même, depuis qu’il s’est lancé dans la politique, a oublié cette loi. Ou, plutôt, il a vite compris que s’il voulait gagner (le seul objectif de nos politiciens, à défaut de servir le peuple), il devait l’oublier. Contrairement à la configuration politique du parlement, la configuration sociologique de l’électorat est parfaitement stable. Au Maroc, cela fonctionne par fief, et peu importe l’affiliation partisane du chef de fief. Qu’il soit bleu, jaune ou violet, ses électeurs le suivront, parce qu’ils sont de la même tribu et/ou parce qu’ils lui doivent tout. Donc pour qu’un parti gagne, il doit recruter les chefs des fiefs – et s’il faut pour cela les griser par de vagues promesses de proximité royale, eh bien soit. Après tout, ils recherchent eux-mêmes cette proximité, donc tout le monde y trouve son compte. La politique ne s’encombre pas de morale, c’est universel. Avec un bonus pour le Maroc : elle ne s’encombre pas non plus de respect de la loi. 
Que faire ? A défaut de changer les gens, il faudrait changer le mode de gouvernance. Tant que le Palais restera l’unique source réelle de pouvoir au Maroc, rien n’empêchera les politiciens, par essence ambitieux, de tout faire pour s’en approcher, y compris trahir. Si le roi se contentait de régner pendant que le gouvernement gouvernait, alors le jeu politique deviendrait plus sain et équilibré. Mais pour cela, il faudrait une révision constitutionnelle. A ce jour, une seule formation la réclame : le Parti socialiste unifié. Avec 3 députés au parlement, c’est… le plus petit parti du pays ! Est-ce si étonnant, quand on y pense ?