Vous connaissez la fable du berger et du loup ? Ceux qui la connaissent peuvent sauter ce paragraphe et passer au suivant. Pour les autres, c’est l’histoire d’un berger qui, pendant qu’il surveillait ses moutons, criait régulièrement “Au loup !” Mais à chaque fois que les villageois couraient à son secours, ils découvraient qu’il n’y avait aucun loup, et que le berger était un menteur. Après être tombés dans le panneau une, puis deux, puis trois fois, les villageois ont cessé de prendre le berger au sérieux… jusqu’au jour où un loup a vraiment attaqué les moutons. Le berger a alors crié “Au loup !” une fois de plus. Mais croyant à un nouveau mensonge, les villageois n’ont pas réagi, et le loup a mangé les moutons. Morale de l’histoire : personne ne croit un menteur, même quand il dit la vérité.
Cette fable illustre bien ce qui s’est passé après les évènements sanglants de Laâyoune, le 8 novembre 2010. Par réflexe, l’agence officielle MAP a immédiatement imputé la mort des 11 agents marocains des forces de l’ordre à des “malfrats”, des “bandes criminelles” et autres “mercenaires à la solde de l’Algérie et du Polisario” – comme d’habitude : un torrent d’insultes sans le début d’une preuve. Il se trouve, pour une fois, que tout cela était vrai (sauf pour la dimension algérienne de la chose qui, même vraisemblable, reste à prouver). Mais personne n’a cru la MAP, tellement on est habitué à ses mensonges grossiers, relayant des instructions officielles non moins grossières. Le film vidéo montrant les images atroces de nervis indépendantistes égorgeant de sang-froid des soldats marocains et urinant sur leurs cadavres (voir en p. 26) a, certes, rectifié le tir. Mais il n’a été diffusé que le 15 novembre, soit une semaine trop tard.
Entre-temps, les médias du monde entier – et surtout les espagnols, toujours très concernés par le Sahara – ont largement répercuté la version du Polisario. Pour deux raisons : d’abord parce que le Maroc a empêché les journalistes espagnols de se rendre à Laâyoune (énorme erreur, sachant que la réalité du terrain accablait nos ennemis) ; ensuite parce que le Polisario a communiqué, lui, dès le premier jour (énorme avantage tactique, à une époque où l’information se diffuse en temps réel). Résultat, un flot de mensonges venus de Tindouf : “Des centaines de cadavres civils jonchent les rues de Laâyoune”, “les blessés et les disparus se comptent par milliers”, etc., le tout saupoudré de photos sanglantes… prises en réalité des années plus tôt à Gaza sous les bombes, ou à l’occasion d’un crime de droit commun à Casablanca !
Malgré les excuses contrites des médias espagnols qui se sont fait manipuler de bout en bout, le mal était fait. Le Polisario, rompu depuis longtemps aux techniques de l’agit-prop(1), avait remporté la bataille de la communication. Avec, suprême humiliation, des moyens ridicules comparés aux nôtres ! Je l’ai vérifié de mes yeux en 2008 lors de mon voyage à Tindouf : l’essentiel de la propagande y est coordonné au camp de Rabouni, dans une petite baraque dotée de deux ordinateurs connectés à Internet, de quelques téléphones et d’une liste impressionnante de contacts, tant parmi les indépendantistes opérant au Sahara (et ailleurs au Maroc) que parmi des “journalistes amis” de la presse internationale, en premier lieu espagnole. Une poignée de militants déterminés dans une baraque de fortune : voilà “l’ennemi” qui a défait tout l’appareil d’Etat marocain, avec ses centaines de cadres et ses moyens illimités. Par “défait”, on entend médiatiquement, bien sûr. Mais n’est-ce pas sur le terrain médiatique que, de nos jours, se jouent tous les conflits du monde ?
La conférence de presse tenue lundi dernier à Rabat (avec en guise de “clou”, la diffusion de cette vidéo accablante pour le Polisario), était une première. Une excellente première, qu’il convient d’applaudir. D’abord parce que la vérité a été rétablie, même trop tard (mais mieux vaut tard que jamais). Ensuite et surtout, parce que le Maroc semble comprendre, enfin, que celui qui maîtrise la communication gagne la guerre. Il y a pour cela des spécialistes qu’on appelle “spin doctors”, payés très cher par quasiment tous les gouvernements démocratiques du monde (Israël, à cet égard, est champion toutes catégories). Attention tout de même : pour les spin doctors, ce n’est pas la vérité qui compte, mais la “gestion de la perception du public”. Autrement dit, leur métier est un art cynique, consistant le plus souvent à étouffer la vérité et crédibiliser le mensonge(2). A Laâyoune le 8 novembre, la vérité était de notre côté. Mais il serait inacceptable que, demain, des spin doctors payés par le Maroc maquillent des violations des droits de l’homme en faisant gober l’inacceptable au public. A cela, la raison d’Etat répondrait : “A la guerre comme à la guerre”. Mais pour ceux qui la défendent encore, la morale journalistique consisterait à révéler la vérité nue, aussi dérangeante soit-elle pour nos “intérêts supérieurs”.
Nous n’en sommes pas encore là. Le Maroc doit d’abord sortir définitivement du schéma du berger qui crie au loup. Depuis que le Grec Esope a écrit cette fable, au VIIème siècle avant Jésus-Christ, les moyens de communication ont quelque peu évolué. Si nos officiels s’en rendent comptent et s’y adaptent, ce serait déjà formidable. Mais si demain, ils s’y adaptent tellement bien que des abus en résultent, rétablir la vérité sera alors le rôle de la presse marocaine libre…
si elle existe encore. Mais c’est là un autre débat…
(1) Cette expression tire son origine du “département pour l’agitation et la propagande”, un des organes centraux du parti communiste soviétique.
(2) Lire à ce propos l’excellente enquête du journaliste Paul Moreira “Les nouvelles censures. Dans les coulisses de la manipulation de l’information” (Robert Laffont, 2007).