Vendredi 29 octobre, le ministre de la Communication a fermé le bureau d’Al Jazeera à Rabat et annulé les accréditations de ses journalistes. “En application des dispositions légales en vigueur”, dit son communiqué. Ah oui, lesquelles ? Khalid Naciri n’a pas plus développé ce mensonge – le proférer, en soi, était déjà assez remarquable. “Les services compétents, poursuit le communiqué, ont procédé, en conformité avec leurs attributions, à l’établissement d’une évaluation minutieuse des émissions d’information traitant de l’actualité marocaine diffusées par Al Jazeera”. Au terme de quoi, lesdits services ont “relevé des violations des règles du travail journalistique sérieux et responsable (ainsi qu’une) obstination affichée de ne véhiculer, de notre pays, que des faits et phénomènes négatifs dans une entreprise délibérée de minimiser les efforts du Maroc dans l’ensemble des domaines de développement (…) et de minorer sciemment ses acquis et ses réalisations en matière de consécration de la démocratie et d’ancrage des droits de l’homme, (ce qui) a sérieusement altéré l’image du Maroc et porté manifestement préjudice à ses intérêts supérieurs.” Ouf. C’est long, mais ça doit faire du bien quand ça sort. Mon passage favori : “(De plus) Al Jazeera a fait entrer des équipements techniques dans notre pays sans les autorisations légales nécessaires de la part des départements gouvernementaux compétents”. Hilarant, non ? C’est comme si on accusait quelqu’un d’avoir massacré, brûlé, pillé, torturé, violé… et, ah oui au fait, brûlé un stop. Nos officiels sont décidément désopilants.
Bon, soyons sérieux. Il n’y a évidemment ni “dispositions légales en vigueur”, ni “services compétents opérant en conformité avec leurs attributions”. Juste une décision arbitraire, une de plus, émanant d’un gouvernement incapable d’encaisser des opinions différentes des siennes. Soyons clairs : je n’ai jamais été un fan d’Al Jazeera, et j’ai toujours trouvé ses bulletins d’informations tendancieux, voire sournois. Son slogan, “L’opinion, et l’autre opinion”, n’a jamais été appliqué avec la neutralité qu’il laisse entendre. Les opinions conservatrices et islamisantes ont toujours été présentées sous un jour plus favorable, et avec des défenseurs plus pugnaces que les opinions libérales. La chaîne qatarie a de plus cette maladie, assez répandue dans notre partie du monde : celle d’estimer qu’une opinion dissidente est par définition plus pertinente qu’une opinion pro-gouvernementale. Le côté “défenseur des faibles et des opprimés” dont les Arabes, portés sur l’héroïsme facile, sont friands.
Il n’empêche. Même si on ne l’apprécie pas, Al Jazeera a le droit de diffuser son message. Cela s’appelle la liberté d’expression et cela vaut pour tous, tant qu’on n’incite pas ouvertement à la haine ou à la violence – ce qu’Al Jazeera, malgré ce que sa ligne éditoriale a de trouble, n’a jamais fait. Par-dessus tout, délivrer des brevets de professionnalisme et d’éthique journalistique n’est pas le rôle du gouvernement. Cela ne le regarde pas, tout simplement. Voyez Fox News : plus partial, plus orienté, plus outrancier… ce n’est humainement pas possible. La chaîne américaine conservatrice (voire d’extrême droite) colporte les mensonges les plus éhontés sur Barack Obama, offre de larges tribunes aux plus fanatiques de ses détracteurs, sans jamais se soucier d’équilibre des points de vue ni même y prétendre (ce en quoi, d’ailleurs, Fox News est plus honnête qu’Al Jazeera). Pour autant, il ne viendrait pas à l’idée de l’administration Obama d’interdire Fox News. Le faire serait tellement contraire au principe constitutionnel de liberté d’expression que cela créerait un énorme scandale – si énorme que cela pourrait faire tomber le président.
Je mesure ce que la comparaison entre le Maroc et les Etats-Unis a d’absurde. Au point où en est arrivé notre pauvre royaume, tout ce qu’on peut faire, c’est mettre l’Etat face à sa responsabilité. L’Etat a beau s’aveugler et se boucher les oreilles en répétant qu’il a “le droit de préserver son image en s’opposant à un traitement médiatique défavorable”… la vérité, c’est que ce “droit” n’existe pas. Du moins pas quand on prétend à la démocratie, pas quand “s’opposer” à un média consiste à le fermer. Cette attitude-là ne relève que d’un seul droit : celui du plus fort. A défaut de pouvoir nous y opposer, le condamner est une des rares libertés qui nous restent. Profitons-en tant qu’elle est là.