A l’occasion de la commémoration des 20 ans de sa disparition, TelQuel revient sur le parcours exceptionnel de cette icône de la gauche marocaine. Par la plume d’un de ses enfants.
Mars 1965. Touria, trente ans, a neuf enfants âgés de 2 à 16 ans. Les trois aînés sont partis aux manifestations de Casablanca et elle ne sait pas s’ils vont revenir. Elle prépare le concours d’entrée à l’école des instituteurs et le réussit. Trouve le temps de s’occuper de sa famille et de lire les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale. Sa curiosité est sans limites. Un de ses vœux les plus chers est de maîtriser la langue française pour lire Voltaire dans le texte. Elle est l’amie proche de Omar Benjelloun, condamné à mort par un tribunal du royaume pour tentative d’atteinte à la vie du souverain. Un condamné à mort à qui elle n’hésite pas à rendre visite en prison et pour qui elle prépare des petits plats. Avant cela, c’est Ben Barka qui l’avait remarquée lors de la construction de la route de l’unité. Enceinte de son fils Jamal, elle vit sous les tentes, anime des ateliers, travaille la terre. Cette terre qu’elle aime tant et pour laquelle elle aurait été capable de donner sa vie. C’est qu’avant la route de l’unité, Touria s’était déjà exercée au combat, face à la colonisation française.
Un couple de patriotes
Touria découvre la prison, l’exil, les poursuites, la persécution à l’âge de dix-sept ans. Elle est alors juste la jeune femme de Mohamed Ben Larbi Al Assafi, un homme pétri de poésie, de liberté. Un être fin de parole et d’engagement. Les autorités coloniales le poursuivent, le pourchassent, le jugent et le mettent en prison. Le soutien et la solidarité de Touria envers son compagnon de vie lui ouvrent une porte, qui ne se fermera jamais : celle d’un engagement sans faille, large et ininterrompu, pour la liberté, la démocratie et le progrès. Très vite, la lutte de son mari va devenir sienne en ces temps d’oppression coloniale : soutien des familles des détenus politiques, manifestations, aide aux cellules secrètes de la résistance.
A l’aube de l’indépendance, c’est tout naturellement que Touria fera partie de la première délégation des femmes patriotes marocaines reçues par le roi Mohammed V. Puis viennent les premières années de l’indépendance : le temps des espoirs les plus légitimes et les plus fous, et puis… le goût amer des premières désillusions. Touria sera alors parmi ceux qui feront le choix de reprendre le chemin de la lutte.
Pionnière de gauche
Dès janvier 1959, elle participe à la création de l’UNFP… Quelques années plus tard, les premières vagues de répression, conduites par le général Oufkir, touchent son mari et ses camarades. Combative, Touria bravera les dangers, arpentera le Maroc à la recherche de son mari disparu, le retrouvera, mobilisera les familles des détenus et organisera la solidarité, cherchera et trouvera à exercer le métier d’enseignante pour faire vivre sa petite famille. Après les événements de mars 1965, l’état d’exception est déclaré. En octobre, Mehdi Ben Barka est enlevé à Paris. On ne le reverra plus jamais. L’étau se ressert autour des militants et des gens de gauche, mais la lutte ne faiblit pas.
La défaite des Arabes face à Israël en 1967 est douloureuse, mais n’entame pas toutes les volontés. Quelques Marocains fondent l’Organisation marocaine de solidarité avec le peuple palestinien, Touria en fait évidemment partie et son mari est le directeur du premier journal arabe, la voix du peuple palestinien en lutte. Une poignée de militants, dont le martyr Omar Benjelloun, assurent la production des articles. Seules des difficultés financières viendront à bout de cette belle expérience.
Une famille dans les geôles
La lutte continue néanmoins. En 1972, C’est l’intifada de Rabat. Malgré l’état de siège, les militants de l’aile politique au sein du parti se réunissent et déclarent la rupture avec l’aile syndicale du parti. Viendra ensuite la traversée du désert et la vague de répression inouïe qui va s’abattre, sans distinction, sur des milliers de militants de l’UNFP à partir de mars 1973. Elle verra l’arrestation de son mari, puis sa disparition. Cette fois, Touria fera le tour du Maroc sans trouver sa trace. Pendant presque un an, et à l’instar de ses camarades, Assafi sera tenu au secret, torturé, privé des conditions les plus élémentaires de vie humaine. A son retour à la maison, l’homme était terriblement amoindri, mais digne et lumineux.
A peine cette blessure refermée, viendra l’arrestation et la mise au secret de ses enfants Asma, Salah et Aziz en novembre 1974. C’est bien elle qui répondit au désarroi de son plus jeune fils (18 ans alors !) au moment d’être conduit par quatre agents des services de répression, vers l’inconnu : “Ce chemin tu l’as voulu et j’en suis fière… sache que seule la mort saura m’empêcher d’être solidaire avec toi jusqu’au bout du chemin…”
Commence alors un énième voyage à travers les centres de torture, les tribunaux et les prisons. La lutte de cette génération de militants à l’intérieur des prisons, contre les conditions qui leur sont faites, sera l’occasion d’une épopée solidaire féminine inégalée dans l’histoire du Maroc. Les mères, les sœurs et les femmes des détenus inventent de nouvelles formes de lutte, affrontent frontalement l’appareil répressif, parviennent à alerter et obtenir la sympathie de l’opinion publique marocaine et étrangère. Les militants ne sont plus isolés dans leur prison ; leurs revendications sont entendues. Pour la première fois au Maroc, le statut de détenu politique est reconnu !
Conscience féministe
Tout au long de cette période, Touria continuera à militer au sein de son parti : l’USFP. En 1975, elle participe aux commissions préparatoires du congrès extraordinaire. Un congrès historique qui verra l’adoption de la voie de la lutte légale et démocratique et le rejet de toute forme de tentative de prise de pouvoir par la violence. Jusqu’à sa mort, elle fera partie des instances dirigeantes de ce parti.
L’activité militante aiguise sa conscience féministe. A la fin des années 70, elle défend l’idée de la nécessité d’une organisation féminine autonome au sein du parti, pour combattre et dépasser les visions machistes et rétrogrades qui dominent alors la société marocaine. Feu Abderrahim Bouabid l’encourage. Avec quelques militantes, elle fonde l’aile féminine du parti, prône l’ouverture sur la société civile et œuvre pour un travail étroit avec toutes les organisations féministes démocratiques marocaines. Son action lui vaudra d’être reconnue comme l’une des figures marquantes de l’histoire de la lutte de la femme marocaine.
Avec l’avènement du “processus démocratique”, vers la fin des années 70, une autre phase de la lutte s’ouvre. Touria participera aux campagnes électorales que son parti choisira de mener. Elle est heureuse se retrouver au milieu des couches les plus pauvres de son peuple, arpente les quartiers, diffuse le programme de son parti et n’hésite pas à dénoncer la falsification éhontée de la volonté populaire.
Touria aura l’occasion de montrer la capacité de la gauche marocaine à gérer les affaires des citoyens, lorsque la main de la falsification ne l’en empêche pas. Elle sera élue municipale d’un quartier modeste de Casablanca durant deux mandats.
L’histoire marocaine récente retiendra que Touria Sekkat aura été une de ses figures marquantes. A maintes reprises, Touria a dû payer le prix fort pour ses engagements et son appartenance aux forces du progrès. Malgré la dureté de ces moments, cette femme admirable ne courbera jamais l’échine. Après une longue lutte contre la maladie, Touria s’est éteinte le 19 février 1992. Elle s’en est allée, convaincue de la justesse des causes pour lesquelles elle s’est battue, avec l’espoir qu’un jour le peuple marocain finisse par édifier la société qu’il se sera choisie.