Contestation. Quand Taza se rebelle

Depuis le début de l’année, Tazaouis et forces de l’ordre s’affrontent au quotidien, faisant à ce  jour plus de 200 blessés. Retour sur une révolte d’une violence sans précédent.

Il est 16 h dans le quartier Al Koucha situé sur les hauteurs de la ville de Taza. On est loin de l’image courante des quartiers délabrés qui ceinturent les villes du Maroc. Les ruelles sont propres et les maisons bien entretenues malgré les conditions de vie modestes des habitants. En ce vendredi 3 février, la température, qui ne dépasse pas les deux degrés, ne semble pas dissuader la foule rassemblée sur le terrain de football du quartier. A un jet de pierre se trouve le siège de la province de Taza où sont retranchées pour l’occasion les unités du BLIR (Brigade légère d’intervention rapide). La tension est encore palpable après les violences qui ont duré plus de 10 heures deux jours auparavant. Pas moins de 5000 personnes entament une marche vers les quartiers bas de Taza. Des individus par centaines se joignent à la manifestation pour scander des slogans contre l’intervention musclée des forces de l’ordre du mercredi et contre le gouverneur. Aucun dérapage ni slogans extrémistes ne sont à déplorer. De retour au quartier Al Koucha, une partie des manifestants se disperse, mais quelques centaines de jeunes décident, au grand dam des militants de l’AMDH et autres activistes du Mouvement du 20 février, de porter la contestation devant les portes du siège de la province. “Faites attention, ne jetez pas de pierres, ils vont vous charger”, prévient Mohamed Chbairi, président de la section locale de l’AMDH. Arrivés à destination, les manifestants d’un côté et les forces du BLIR de l’autre se regardent en chiens de faïence. Finalement, la raison prendra le dessus sur la colère des manifestants qui se dispersent dans le calme. La marche du jour s’est déroulée sans heurts, ce qui n’a pas toujours été le cas tout au long de ce mois.

Les racines du mal

Tout commence le mercredi 4 janvier. Ce jour-là, 70 membres de l’Association nationale des diplômés chômeurs décident d’organiser un sit-in devant le siège de la province et demander une audience avec le gouverneur. Mais ne réussissant pas à arracher des promesses d’embauche du gouverneur, certains parmi eux décident d’investir les locaux de la préfecture, avant d’être délogés rapidement par les forces de l’ordre. “Certains témoins affirment qu’un femme enceinte aurait été blessée lors de cette opération, ce qui a provoqué la colère des habitants du quartier Al Koucha, qui n’ont pas hésité à se joindre aux manifestants”, se rappelle Mohamed Boudiki, militant du Mouvement du 20 février. Une bataille rangée entre les forces de l’ordre et les manifestants va faire plusieurs blessés et occasionner de nombreux dégâts matériels. La spirale de la violence est enclenchée et, rapidement, cet événement va réveiller les frustrations quotidiennes des Tazaouis.

Avec une population estimée à 300 000 habitants, la ville a longtemps servi de réservoir de recrutement pour les forces armées royales ou de candidats à l’émigration vers l’Europe. Mais avec la crise, les transferts de fonds se sont raréfiés et l’armée recrute peu ou plus du tout dans la région. “La ville subit une vague d’exode rural depuis 15 ans. Malheureusement, l’urbanisation galopante qui en résulte ne s’est pas accompagnée des infrastructures nécessaires”, souligne ce militant de l’Association locale des diplômés chômeurs. “La région de Taza paie les frais de sa négligence par les différents gouvernements qui se sont succédé”, se défend de son côté le maire de Taza, Hamid Kouskous. Pour ne rien arranger, les factures d’électricité vont déclencher la colère des habitants. Et pour cause, la régie locale d’eau et d’électricité ne dispose que de six personnes pour relever les compteurs de la région. Pendant des mois, elles vont faire des estimations de la consommation de la population. Quand les habitants ont reçu leurs factures, ils se sont trouvés dans l’incapacité de les payer. La ville est au bord de l’explosion et l’arrestation de cinq personnes par les autorités, suite à la marche du 4 janvier, n’est pas pour arranger les choses.

Pour quelques watts de plus

Pour apaiser la colère des habitants, la régie de distribution de la ville propose à la population un échelonnement des paiements des factures, mais les habitants refusent. Ils exigent tout bonnement l’annulation pure et simple des factures couvrant les mois de novembre et décembre 2011. Excédés, ils retournent vers le gouverneur de la ville, Abdelghani Sabbar, mais ce dernier est impuissant face à leurs revendications. La tension monte, les manifestations s’accentuent et visent de plus en plus les symboles de l’autorité.

Pour parer à tout dérapage, les autorités locales densifient le dispositif sécuritaire de la ville en faisant appel à des renforts venant de Fès, qu’ils installent dans les écoles, inoccupées pendant les vacances scolaires. Il y a comme de l’électricité dans l’air, et pour les Tazaouis tous les prétextes sont bons pour manifester. Ainsi, suite à la défaite du Maroc contre l’équipe du Gabon, le 27 janvier, va pousser quelques jeunes à caillasser les lieux où sont installées les forces de l’ordre. “Taza est une petite ville et les gens ne comprennent pas la présence de ce dispositif impressionnant des forces de l’ordre. Le message des autorités a été mal perçu par la population”, souligne ce commerçant de l’ancienne médina. Le mardi 31 janvier, des milliers de manifestants organisent un sit-in devant le Tribunal de première instance de la ville pour demander la libération des cinq personnes raflées par la police. La colère de la population touche maintenant plusieurs quartiers de la ville. Le clash entre les forces de l’ordre et la population semble de plus en plus inévitable. Il aura lieu le mercredi 1er février.

Guérilla nocturne

Les premiers heurts commencent vers 15 h ce 1er février au quartier Al Koucha à proximité du siège de la province. Plusieurs divisions du BLIR et du CMI chargent pas moins de 600 personnes qui leur répondent par des jets de pierre et de projectiles. “C’est la première fois de notre vie que nous voyons des bombes lacrymogènes”, confie cet habitant du quartier, qui nous montre les cartouches en question.

L’affrontement, d’une rare violence, va faire près de 70 blessés parmi les forces de l’ordre et une centaine d’autres parmi les manifestantsLa situation s’aggrave à la tombée de la nuit. Les manifestants profitent du terrain caillouteux et situé en hauteur pour repousser les assauts des forces de l’ordre. Mais le pire est encore à venir. Excédés par les actions des manifestants, les forces de l’ordre quadrillent le secteur et lancent un assaut dans le quartier Al Koucha vers 22 h. “Plusieurs jeunes se sont refugiés sur la colline qui surplombe le quartier pour éviter d’être arrêtés”, indique cette habitante, dont le fils a été raflé le lendemain de la manifestation. Vers minuit, des dizaines de membres des forces de l’ordre passent le quartier au peigne fin, laissant derrière eux d’énormes dégâts matériels. Ce n’est que vers 1h du matin que le calme est revenu dans la ville.

Stupeur et désolation

Quand on serpente les ruelles du quartier Al Koucha le lendemain des événements, le constat est affligeant : destruction quasi systématique des compteurs d’électricité, bris de glace de voitures, des fenêtres et des portes de plusieurs maisons défoncées… “J’ai fourni une assistance médicale à certains jeunes qui ont été blessés lors des affrontements. Pendant la nuit, quelques policiers sont venus chez moi. Ils m’ont maltraité et cassé la télévision et les ordinateurs de mes filles”, souligne cette infirmière encore sous le choc. “Nous sommes des gens conservateurs. Le fait de voir des agents d’autorité casser les portes des maisons où vivent des mères de famille et des jeunes filles a profondément choqué la population”, regrette ce militant de l’AMDH.

Le samedi 4 février, le ministre délégué auprès du ministre de l’Intérieur, Charki Draiss, est dépêché sur place pour s’enquérir de la situation. Pour éviter tout regroupement de la population, les contrôles d’identité sont plus fréquents, ce qui est perçu par la population comme un couvre-feu déguisé. De leur côté, les sept députés de la région font le déplacement pour rencontrer les Tazaouis. “Nous avons aidé certains blessés des suites des événements du mercredi à aller à l’hôpital pour se soigner sans craindre de se faire arrêter. Nous pensons que les manifestations sont légitimes, mais les éléments qui sont impliqués dans des violences et du vandalisme seront poursuivis dans le cadre de la loi”, explique Jamal Masôudi, député PJD de la ville. Le lundi 6 février, le bureau politique du PSU et un groupe de militants du 20 février ont organisé une caravane pour évaluer la situation sur le terrain. Cependant, le procès des 13 personnes arrêtées lors de ces événements risque de ruiner les appels au calme et  parasiter la communication entre la population et les autorités locales.

 

Réaction. Premier crash-test pour Benkirane

Les événements de Taza constituent un premier test de la capacité de gestion de crise du gouvernement de Abdelilah Benkirane. Dès le déclenchement des hostilités, les activistes ont investi le Web pour poster les photos et les vidéos qui témoignent du déroulement des faits et qui seront relayés par la presse. Le gouver- nement de Benkirane va attendre jusqu’au dimanche 5 février pour émettre un communiqué où il souffle le chaud et le froid. Tout en reconnaissant la légitimité des revendications sociales des manifestants, le communiqué a fustigé le rôle de certains médias et plus particulièrement la presse électronique qui aurait “inventé des événements et amplifié ces incidents en véhiculant de fausses informations, induisant ainsi en erreur l’opinion publique”, précise le communiqué. La cacophonie du gouvernement est à son comble lorsque les députés du PJD, dépêchés sur place, témoignent de l’assaut des forces de l’ordre contre le quartier Al Koucha et les dégâts engendrés.

 

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