Tribune. La révolution par le nu

Par

En publiant un nu, le sien, sur son propre blog, une Egyptienne de 20 ans vient de lancer une nouvelle piste de réflexion sur le Printemps arabe.

Il y a deux jours, j’ignorais son existence. Aujourd’hui, elle est devenue mon héroïne. Mon obsession. Un exemple arabe de courage physique et intellectuel. Elle est égyptienne. D’Alexandrie. Elle est très jeune. Et, quand on lit ses textes, ses commentaires sur sa page officielle sur Internet, on est saisi par sa maturité. Sa détermination. Non, contrairement à ce que disent certains, elle n’est pas folle. Elle n’est pas une “charmouta” (une pute, en arabe égyptien). A sa façon, elle redonne sens à la Révolution arabe. Elle la replace. La redéfinit. La ramène à ce premier lieu où tout commence : le corps. Son propre corps.
Lundi soir, tard, j’ai reçu un e-mail d’un ami qui se trouve au Caire en ce moment. Un lien électronique l’accompagnait. Il disait : “Tu as vu ça : arebelsdiary.blogspot.com/2011/10/nude-art.html?zx=2d9166ad6825ba22? Incroyable !!!”
Incroyable seulement ?! C’est bien plus que cela. C’est un événement majeur. Qui dépasse tout ce qu’on pouvait attendre des jeunes et magnifiques révolutionnaires arabes. Ce geste artistique restera. Cette image belle, controversée, a accédé avec une vitesse record à la célébrité. Elle est déjà un symbole.

Sortir du voile
Car il s’agit d’une image. Une simple petite image. Elle représente le corps nu d’une jeune femme arabe. Celui de Aliaa Magda Elmahdy. C’est elle-même qui a pris cette image. Dans la chambre de ses parents. C’est elle qui a décidé de publier cet autoportrait sur son blog écrit en arabe et qui porte ce titre : “Modakkirat Taéra : Fan âari” (“Journal d’une révolutionnaire : Art nu”). Un petit texte en arabe l’accompagne.
“Commencez d’abord par juger les modèles qui posaient nus à l’Ecole des Beaux-Arts jusqu’au début des années 70, cachez tous les livres d’art et cassez les statues de nus dans les musées, puis enlevez vos vêtements, regardez-vous dans le miroir, brûlez vos corps que vous méprisez pour vous débarrasser enfin de vos frustrations sexuelles, faites tout cela avant de m’insulter, de m’envoyer vos commentaires racistes et de me dénier le droit de m’exprimer librement”.
Plus qu’un programme. C’est une invitation à se poser sérieusement, dans ce monde arabe qui vit la révolution et hésite encore à aller jusqu’au bout de ce mouvement historique, de vrais questions. Sortir de la théorie. De l’ignorance. Du voile. Des voiles. Se regarder soi-même pour mieux regarder l’autre.
Plus qu’un programme. Un geste évident. Naturel. Quelque chose d’innocent même. Aucune vulgarité. Aucune perversité. Une action libre. Un corps libre. Une voix libre. Un défi. Des interrogations. Un renversement. De la politique.
Mieux qu’un débat entre des spécialistes du monde arabe. Plus important qu’un discours féministe d’une autre époque. De l’audace. Une vision. Et du sacrifice. Car cette jeune fille, belle et forte, paye de sa propre personne. Assume son corps nu. Parle avec son vrai nom. A partir d’un monde qu’elle n’a aucunement l’intention de quitter : Alexandrie, l’Egypte. Elle est la nouvelle génération. Ces jeunes Arabes qui ont commencé, initié la Révolution et qu’on est en train d’essayer d’écarter en ce moment. Ces jeunes sont d’aujourd’hui. Ils voient mieux que nous, que moi, l’avenir. Les dangers. Et avant peut-être qu’on nous impose, de nouveau un autre type d’obscurantisme politique et religieux, ils vont, ils sortent, investissent un territoire libre, la Toile, font des actions inspirantes, bousculent tout le monde, remettent les choses dans leur perspective première.
La Révolution, c’est la liberté. Sans censure. Même choquante. Même perturbante. Aliaa Magda Elmahdy y croit. Elle a participé à toutes les étapes de la contestation en Egypte. Et elle profite de cette nouvelle période pour nous rappeler qu’il y a dans le monde arabe des esprits vraiment libres et qui n’en peuvent plus de vivre cachés. Elle croit qu’il faut préparer le terrain pour les autres. Changer. Pour de vrai. Se mettre à nu. Pour de vrai. Se regarder sans honte.
Elle dit : “Mon corps m’appartient à moi d’abord. Il n’appartient ni à mes parents ni à mon ami. Je fais ce que je veux. Je vais jusqu’au bout”.
Cela n’a rien de naïf. Cela est sincère. Tout dans ce blog sent la sincérité et le courage. Et la réflexion. A côté du compteur (qui affiche 1 026 332 de visiteurs au moment où je rédige ce papier), il y a une autre photo de Aliaa Magda Elmahdy : elle est prise à l’extérieur, de nuit, juste à côté d’un panneau sur lequel est écrit : “Place de l’attente de la liberté”. Au dessus de la photo, une petite phrase : “La liberté ne se donne pas, elle s’arrache”.

La rupture par le corps
La publication de cette photo a, comme on peut le deviner, suscité de très nombreux commentaires. Les attaques pleuvent, bien sûr. Mais il y a aussi des soutiens. Des félicitations. Des questionnements. Il faut lire les commentaires, tous. C’est un document rare, pour plus tard, pour les historiens. Ce qui s’y exprime est tout simplement passionnant. Un autre visage du monde arabe. Un débat réel.
Aliaa Magda Elmahdy n’a pas seulement fait le buzz. Par ce geste “radical”, elle permet aux autres de se poser la question de la nudité. Au propre comme au figuré. Et, par ce même mouvement, les entraîne vers d’autres interrogations essentielles : l’art, la religion, Dieu, la respectabilité, l’individualité, les limites de la liberté. Et cette question essentielle : c’est quoi l’art ?
Son autoportrait évoque pour moi les tableaux du célèbre peintre franco-polonais Balthus. Ses toiles de jeunes filles nues ont suscité de nombreuses controverses dans les années 60 et 70.
L’image de Aliaa va dans ce sens. Une provocation nécessaire. Un érotisme qui sème le doute, trouble, vous emporte loin des sentiers battus. Et, peut-être que c’est exagéré, je ne peux m’empêcher de penser au fameux tableau du peintre français Eugène Delacroix “La Liberté guidant le peuple”. Marianne, la poitrine nue, qui guide le peuple vers la Révolution en 1789.
Un autre geste me revient à l’esprit. Taha Hussein qui a osé dire : “Donnez-moi un stylo rouge pour que je puisse corriger le Coran”.

Donner du sens…
Dans tous ces cas, ce qu’il faut retenir c’est l’esprit critique qui s’exprime librement, qui repousse nos préjugés et qui, surtout, ne reste pas confiné dans un espace fréquenté uniquement par des intellectuels peureux et loin des réalités. Un esprit qui frappe à la porte de tout le monde, qui parle à tout le monde et pousse tout le monde à réagir, à prendre une position.
Comme Zineb El Rhazoui et son fameux pique-nique organisé en plein mois de ramadan en 2009, c’est ce que Aliaa Magda Elmahdy est en en train d’accomplir en ce moment.
Il y a seulement quelques mois, il ne faut pas l’oublier, le Mouvement du 20 février a poussé les Marocains vers ce territoire aussi et a obligé beaucoup d’entre eux à changer. A sortir dans la rue. Manifester. Crier. Tout en dénonçant les injustices politiques et sociales, les jeunes Marocains ont posé également les mêmes questions que Aliaa Magda Elmahdy.
Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?
Le blog de cette jeune Egyptienne est un formidable laboratoire pour essayer de répondre à toutes ces questions. Aliaa demande qu’on libère les cerveaux arabes et, pour elle, la laïcité est la solution.
Cette fille, et ses photos artistiques de nus féminins et masculins, est sans doute la plus révolutionnaire d’entre nous tous. La saluer, l’encourager, donner sens à son geste, est plus qu’un devoir. Une nécessité historique.