Comment la Tunisie a choisi de voter islamiste ? TelQuel, qui a vécu les événements sur place, vous l’explique par l’anecdote et la petite histoire.
Nous sommes samedi, la veille des premières élections libres en Tunisie, et le taxi qui me conduit de l’aéroport à mon hôtel dans le centre-ville est un homme optimiste. “La voix de la Tunisie va parler, je suis vieux mais je me considère comme un enfant…de la révolution”. Je lui demande s’il compte voter et pour qui, il m’explique qu’il hésite encore entre Ennahda et une liste indépendante. Est-il islamiste ? “Oh non, non, pas besoin”, me dit ce vieillard affable qui connaît Casablanca, qui trouve le moyen de me faire payer trois fois le prix de la course et qui me demande, comme ça, en fumant ses 23 mars, cigarette et fierté nationale à Tunis (le 23 mars est le jour de l’indépendance en Tunisie) : “Hayya, allez les Marocains, faites comme nous, dégagez… Mohammed V”.
Il faut dire que l’une des principales avenues porte le nom de Mohammed V (avec un seul M, “parce que seul le prophète mérite deux M”, me dit encore le taxi) et que le père de l’indépendance marocaine est perçu, ici, comme un compagnon de Habib Bourguiba, plus héros national que jamais. J’explique au taxi que le Maroc n’est plus gouverné par Mohammed V mais VI, et qu’entre les deux, il y a eu Hassan II. “Mais ce sont tous des rois, non ?”, me dit-il en encaissant le prix largement majoré de la course.
Et c’est parti. Tunis est une jolie ville très classe moyenne. Pas de McDo, très peu de luxe, beaucoup moins de pollution et de klaxons qu’au Caire ou à Casablanca, et puis, il n’est pas rare dans cette ville sous haute surveillance de voir de jolies femmes en tenue de militaires ou de policiers. La drague est monnaie courante, le harcèlement beaucoup moins. Et les barbelés qui jonchent l’avenue Bourguiba sont toujours là où la révolution les avait laissés, en face du siège du ministère de l’Intérieur.
La veille des premières élections libres du pays, Tunis est sous haute tension, même si cela ne se voit pas trop. On craint des émeutes, de la casse, on craint tout et rien. Mais la vie continue en cette belle soirée du 22 octobre, où il est possible de boire en terrasse et de prendre le tram (ici, on l’appelle “Le Métro”) pour se déplacer d’un bout à l’autre de la ville.
Boire de la bière et voter islamiste
Rien qu’en multipliant les courses en taxi, j’ai compris que les islamistes d’Ennahda allaient à coup sûr remporter les élections. Petit tour au QG du parti, un superbe immeuble de six niveaux niché dans un quartier assez chic, Montplaisir.
L’accueil, les sourires, le va-et-vient, les filles en foulard et
les hommes aux barbes bien taillées, tout cela me rappelle clairement le QG du PJD à Rabat, quartier des Orangers. Ennahda prépare dans la sérénité une victoire annoncée. Un des membres du cabinet Ghannouchi, figure emblématique du parti, jeune quadra tiré à quatre épingles, m’explique la vision d’Ennahda et m’offre des fleurs de jasmin. Histoire de rappeler que dans ce pays qui sent bon, le printemps transitera par les islamistes.
La soirée qui a précédé les élections a été longue, longue. Au bar de l’hôtel, un trois étoiles quelque peu surclassé, je tombe sur Rayyan, agent de sécurité le jour et buveur invétéré la nuit. Il ne boit que des bières tunisiennes, peut-être pour promouvoir le produit local. Rayyan est un nationaliste pur et dur malgré son look au croisement du loser rock’n’roll et du skin tendance gros malabar. Demain, et contrairement à toute apparence, il vote Ennahda. “Mes sœurs sont contre parce qu’elles ont peur que les islamistes les privent de leur liberté, ma mère est contente parce que c’est ma mère, et moi je suis pour Ennahda parce ce sont des gens sérieux et honnêtes. Et ils aiment Dieu. Et puis, j’ai envie de voir ce que cela peut donner”.
Voilà, c’est dit. Dans ce petit bar qui ressemble à une caverne d’Ali Baba, où le service n’existe pas, les clients s’entassent les uns sur les autres et semblent tous se connaître. L’air enfumé y est si épais qu’il faut le couper au couteau pour pouvoir avancer. On fait comme on peut, on se bouscule et on joue des coudes pour se frayer un petit chemin jusqu’au comptoir, et puis on hurle à tue-tête pour se faire entendre. Une partie de la faune, vaguement artistique, vote islamiste. L’autre partie s’en fout un peu. Mais tout le monde boit, fume et discute à très haute voix. Entre deux accords de guitare, Yasser m’explique, sous le regard attendri de sa copine, qu’il pourrait voter pour le parti communiste. “Mais je ne le ferai pas parce que dans le parti communiste, il y a le mot communiste, cela fait tout de suite athée et cela me dérange, alors que j’aime bien ce parti !”.
Un air de fin du monde
Je vais de surprise en surprise. La soirée se prolonge dans les appartements privés d’une haute personnalité de la vie culturelle tunisienne. Je me retrouve autour d’une table qui associe éditeurs, chercheurs…et observateurs des élections, spécialement dépêchés du monde entier pour contrôler l’honnêteté du scrutin. Tout ce petit monde intellectualise à mort et s’accorde pour dire que les islamistes ont un boulevard qui s’ouvre devant eux. Leur victoire ne fait aucun doute. “C’est normal, ils continuent de prêcher à l’intérieur et à la sortie des mosquées alors que la campagne électorale est bien finie”, souffle cet intellectuel tunisien qui a choisi de ne pas voter “parce que trop déprimé”. Un éditeur peste pour sa part contre la chaîne de télévision Nessma, qui a diffusé Persepolis, le brûlot anti-mollah de Marjane Satrapi, avant de publier un communiqué pour présenter des excuses à l’opinion publique (le film d’animation représente Dieu en un ou deux plans). “La religion et donc Ennahda ont repris du poil de la bête à cause de cette polémique”, reprend mon interlocuteur, qui broie du noir et plonge ses lèvres dans un whisky bien trempé.
Plus tard, je me retrouve à la Marsa, cité balnéaire à la périphérie de Tunis, l’équivalent en moins flashy de la corniche casablancaise. J’atterris dans une table “présidée” par un ami tunisien qui mène campagne, tambour battant, pour le PDP de l’avocat Nejib Chebbi, grande figure de gauche et ancien opposant de Ben Ali. Je le connais bien, mon ami T. Le jour même de la chute de Ben Ali, le 14 janvier, il était encore à Paris où il vivait loin de cette Tunisie qu’il aime mais qui lui faisait peur tant que “Zine” (le surnom du président déchu) était là. “Allo, Ben Ali part alors moi je rentre”. Il a tout laissé tomber pour rentrer, ou plutôt pour plonger à corps perdu dans le bain de l’après-révolution. Cela s’appelle l’appel du jasmin et il est difficile d’y résister. “Je milite, je pousse, je me surpasse, mais je sais que c’est difficile, l’avant-garde ne passera pas de sitôt”. Mon ami T. n’a pas le moral. Pour lui, les Tunisiens vont bouder les urnes et les islamistes n’auront aucun mal à gagner la partie. “Qui sait, peut-être que je ferais mieux de remballer mes affaires et repartir à Paris”, conclut-il en noyant sa déception au fond d’une Vodka tonic.
Cette fin de soirée à la Marsa a un air de fête bizarre, triste, comme si elle exhalait un parfum de fin de monde, de cycle ou d’époque. L’endroit est trop grand ou alors les clients sont trop peu nombreux, mais ceux qui sont ici, en ce moment, ont l’air absents, presque vaporeux. Comme si la plupart redoutaient que ce genre de plaisir ne soit plus possible avec l’arrivée des islamistes au pouvoir, dès demain…
Des queues longues et grosses comme ça
Le 23 octobre 2011. Un dimanche pas comme les autres. Je me réveille avec un mal de crâne épouvantable. A midi, les rues de Tunis sonnent le creux, les cafés fonctionnent au ralenti et la plupart des commerces sont fermés. Mais où sont-ils ? Eh bien ils sont partis voter. Alors je prends mon carnet de route et mon badge (on ne sait jamais) et je déambule dans les rues plutôt proprettes de la capitale. Je tombe par hasard sur un vendeur de journaux et de cigarettes de contrebande. Ma tête ne lui revient pas : “N’ta Marroqui walla Algirien ?”. J’achète une pile de journaux et je m’installe dans un café, après avoir fait le tour de trois bureaux de vote où j’ai pu observer, passez-moi l’expression, des queues longues et grosses comme ça. Je lis et mon téléphone n’arrête pas de sonner. Les premiers échos remontent déjà : les Tunisiens sont en train de voter massivement et, m’explique l’un de mes contacts tunisiens, “Sfax et tout le sud sont en train de voter islamiste”.
Sousse, c’est le tourisme, le farniente, une certaine luxure. C’est Marrakech en moins clinquant avec une jolie baie en plus. Et puisque la petite Sousse a choisi son camp, c’est que le reste du pays est en train de choisir le même camp. Comme prévu, voire comme redouté, la Tunisie est en train de virer islamiste. Mon contact me parle avec la fébrilité d’un correspondant de guerre. “Allo, allo ? Même Monastir est en train de voter Ennahda, tu te rends compte, Monastir, la terre de Bourguiba ?”. Je me rends compte et j’apprends aussi que les premières manifs ont lieu à Sidi Bouzid, berceau de la révolution. Et que Sidi Bouzid a choisi son camp : le même que Sfax, Sousse et le reste de la Tunisie…
Tunis ne sent pas le jasmin en cette journée de vote. Elle ne sent pas la fumée des pots d’échappement non plus, mais l’air libre, neuf, de l’oxygène et un peu de gaz carbonique quand même. Je suis déjà fatigué alors que la journée s’annonce longue, longue. J’annule deux rendez-vous et je décline l’invitation de Nessma TV pour un petit passage en direct du plateau. Pas la tête à analyser une situation que je ne fais qu’effleurer.
J’ai choisi de vivre la soirée électorale proprement dite dans un palace de la capitale, QG du pôle moderniste, l’un des grands perdants des élections. Les jeunes militantes pleurent et c’est à peine si elles sont consolées, de temps à autre, par une blague de mauvais goût, ou une réflexion bien sentie, du genre “l’opposition resserrera les rangs de tous les progressistes”. Ouais. Un des leaders du Pôle vient nous retrouver, dans les salons de l’hôtel, pour lever très haut sa coupe de champagne : “Mes amis, je célèbre…nos victoires futures”. Merci et bonsoir, ou plutôt bonjour.
Nous sommes déjà dans le jour d’après, le 24 octobre, et le fait de ne pas avoir fermé l’œil nous maintient dans un état second. Je n’ai pas eu le temps de faire des rêves, et pas le temps non plus de faire des cauchemars. Tant mieux. Tunis se réveille de nouveau et je rentre me coucher, enfin.
Le barrage a lâché…
La dernière nuit à Tunis est celle des bilans. Les islamistes ont gagné et leur victoire est incontestable. Les Tunisiens ont voté en masse parce qu’ils se sentaient concernés. Et puis, la révolution et le printemps, nés ici, devront se prolonger ailleurs, avec d’autres hommes, d’autres enjeux. Et la même question : l’islam politique gagnera-t-il partout dans le monde arabe ?
Le taxi que je prends pour tenter un dernier tour de la ville n’hésite pas à rouler en sens interdit, à brûler les feux et à fumer comme une locomotive. Il a la quarantaine et je lui demande s’il a toujours été “comme ça”. “Non, non, c’est l’effet révolution, avant je respectais le Code de la route et aujourd’hui un peu moins. Je ne suis pas le seul !”.
La fin de la dictature n’a pas seulement décuplé le nombre d’infractions au Code de la route. Elle a aussi littéralement explosé le nombre de journaux et de partis politiques (plus de cent, aujourd’hui !). “Ça se tassera, ne vous inquiétez pas, me dit l’un de mes derniers interlocuteurs. Ben Ali était un barrage et ce barrage s’est effondré, laissez-nous un peu de temps avant de nous réorganiser et d’apprendre à vivre sans lui”. C’était le mot de la fin, merci pour tout.